Une parfaite maitrise des codes socio-culturels, l’ambiguïté, l’humour, souvent absurde, quelquefois triste, l’espièglerie, le burlesque, une certaine propension pour le ratage et la maladresse pleinement assumés, ce sont les lignes de force des propositions performatives de Qingmei Yao, lauréate du prix spécial du jury lors de la dernière édition du Salon de Montrouge. Le corps, avec ses complexes ancrages, et l’image, avec ses différents niveaux de lecture, polarisent un travail qui multiplie les allers-retours entre les pratiques, aussi bien qu’entre les systèmes symboliques.
The Uprising est un film qui soulève une foule de questions, ouvre des espaces qui confrontent le cinéma à ses possibilités, ou impossibilités, selon les réponses qui voudront bien se risquer. Qu'est-ce que filmer aujourd'hui ? De toutes part, malgré nous, ça filme. Des images du monde se produisent en dehors de toutes intentions cinématographiques ou artistiques. Comment une image faite a priori pour provoquer une action peut-elle être introduite dans un espace — la salle de cinéma — dévolu à une forme d'oisiveté, qui demande de notre regard une certaine patience devant ce qui lui arrive ? Comment restituer enfin, dans le langage et les spécificités du cinéma, une image du monde, quand ce derner semble produire ses propres images, et confondre parfois, dans notre relation au réel, l'expérience que nous en faisons et les représentations que nous en avons ?
Le cinéma, qu’il se développe en direction de la fiction, du documentaire ou de formes plus expérimentales, se donne comme un outil irremplaçable d’exploration d’un ailleurs qui peut à la fois se sédimenter dans un film et garder toute son étrangeté. Le film de Philippe Fernandez a ouvert ce cheminement de manière exemplaire. Variation autour des séances de cinéma connues sous le titre Connaissance du monde, Philippe Fernandez propose une circulation entre deux registres d’images distincts.
La pratique artistique a ceci de particulier qu’elle ne peut mettre en œuvre une image sans exprimer quelque chose des moyens et des actes qui lui donnent d’exister. Les formes qui nous viennent depuis l’écran sont indissociables du médium avec lequel le cinéaste a commencé à les chercher, et ce dès la prise de vue, sans toujours pouvoir anticiper ce qu’il ferrait en vérité. Car si le choix du support de tournage relève bien d’une décision du réalisateur, ce que promet ce médium, les possibilités qu’il ouvre et le chemin qu’il commence à tracer dans la chambre noire, s’inscrivent dans un régime de visibilité à venir, et pour cette raison lui échappent, du moins en partie.
Le sentiment d’urgence, qui peut se traduire en premier lieu par un mouvement qui ne parvient jamais à se fixer, est bien le motif qui semble lancer Tiger d’Orlan Roy. Ce film propose un geste cinématographique qui relève à plusieurs titres du transport : transport de l’existence, transport des sentiments, mais aussi transport des formes. Le film n’a de cesse de nous renvoyer à la possibilité du voyage, par de longs travellings dans un train de banlieue et des déambulations nocturnes en voiture, au cours desquelles les lumières de la ville (lampadaires, phares de voitures) concourent à l’amplification d’un climax posé par un fond sonore hypnotique et envahissant, une musique à la fois bruitiste et lancinante.
Le cinéma, comme la danse, cherche à mettre en œuvre le mouvement. Danse et cinéma sont deux pratiques intrinsèquement portées par une temporalité qui fait que, fondamentalement, elles ont à voir avec l’existence et la vie, qui, fut-ce sur le mode de l’absence ou du retrait, s’actualisent à travers elles. Dans sa forme comme dans son propos, La vie continuera sans moi d’Arnold Pasquier le met particulièrement en évidence. Ce film en effet, selon un dispositif qui s’organise autour des notions de geste, d’écoute et de visage, est la mise en scène d’une intimité qui s’extériorise et qui dans ce passage, dans ce mouvement, est comme rendue à elle-même.
Ces trois documentaires, qui posent à leur manière la question de la mise en scène de l’intimité, ont en commun d’être des expériences de rencontre, de traversée d’un dehors qui vient informer, en lui donnant une direction inattendue, le désir, plus ou moins explicite, mais qui habite sans doute tout projet de cinéma, de se faire film. Comment en effet pourrais-je filmer le monde sans m’y trouver d’une certaine manière ? Comment une situation, politique ou affective, que le cinéaste n’a pas choisie, devient-elle la sienne, et un lieu pour le film qu’il est en train de réaliser ? C’est la question que pose le documentaire de création en tant que tel – le passage du document à l’expression par le truchement d’une individualité – et que les trois films Ici, rien de Daphné Hérétakis, Aveuglés beuglent de Marie Vermillard et Nous n’irons pas à Buti d’Arnaud Dommerc nourrissent, chacun selon sa nécessité, en prenant le beau risque de la fragilité.
Comment filmer le monde et l’offrir à notre regard qui s’éveille et se développe à son contact ? Tout est trop grand et trop présent autour de nous pour pouvoir se résoudre intégralement dans un acte de représentation. Le réel, à travers les gestes humains de création, est adressé à notre vision et à notre imagination par un travail de morcellement et de fragmentation. C’est une manière de lui faire face en lui donnant forme. Ceci est vrai sans doute de toute pratique plastique, qui est nécessairement, qu’elle soit figurative ou abstraite, une opération de cadrage et ne peut restituer le monde qu’en prêtant attention aux détails dont il est constitué.
Le petit d’Arthur Harari, Me Damne d’Astrid Adverbe et La route des hêtres d’Antoine Parouty, sont des films qui montrent que le cinéma, et sans doute est-ce un trait qu’il a en commun avec toute pratique artistique, est dans son lieu quand il répond à une nécessité. Il est frappant de voir à quel point, dans la diversité des formes mises en œuvre, ces trois films sont gagnés par une même urgence de capter quelque chose de la fragilité de l’existence quand elle doit faire face au travail du temps, dont le sens est aussi de nous séparer de nos proches et de nous reconduire solitairement au mystère de notre présence au monde.
Arpenter, toucher, entendre, ouvrir parfois les yeux et saisir des éléments disparates du monde environnant, réaliser des instantanées qui se refusent aux émulsions argentiques ou aux trames digitales, qui prennent comme seul support la mémoire sensorielle, s’évanouissent avant même qu’il n’ait été possible de les saisir pleinement, se recomposent lentement derrière les paupières et nous taraudent avec l’insistance opaque des images rescapées des rêves. Un film sauvage, car toujours « à blanc », rhizomatique, protéiforme, source intarissable de fictions toujours au stade inaugural, pourrait s’écrire au terme de chacune des actualisations de Walks, Hands, Eyes.