Le cinéma, qu’il se développe en direction de la fiction, du documentaire ou de formes plus expérimentales, se donne comme un outil irremplaçable d’exploration d’un ailleurs qui peut à la fois se sédimenter dans un film et garder toute son étrangeté. Le film de Philippe Fernandez a ouvert ce cheminement de manière exemplaire. Variation autour des séances de cinéma connues sous le titre Connaissance du monde, Philippe Fernandez propose une circulation entre deux registres d’images distincts. Le premier pose le film dans un espace de pur fiction, le second construit l’image d’un film en train de se faire, d’éprouver, à la rencontre du réel, sa teneur et ses sens possibles. La première partie du film met ainsi en scène, dans un beau noir et blanc, des moments de préparation d’un documentaire en cours d’écriture, et livrent dans un même geste l’humour et le sérieux d’un autoportrait du cinéaste au travail. La texture des images, les décors empruntés à l’imagerie et aux souvenirs des années 70, accentuent en un sens la dimension fictionnelle — mais aussi plastique — de cette patiente entrée dans le film et dans sa matière. Le « documentaire » lui-même, qui veut interroger les statues gigantesques de l’Île de Pâque et leur présence inexplicable, est tourné dans une pellicule 16 mm couleur, avec une petite caméra familière des anthropologues explorateurs. Phiilppe Fernandez préserve dans son montage les amorces de pellicules brûlées par la lumière, comme pour rappeler l’incandescence de cette réalité au contact de laquelle va Bernard Blancan, qui dresse pour Connaissance du monde, comme il l’avait fait pour les précédents courts métrages de Philippe Fernandez, la figure d’un Don Quichotte moderne, qui cherche dans un logos que la raison ne connaît pas des motifs pour expliquer ce qu’il en reçoit.
Le film de Christian Merlhiot, s’il se situe dans un tout autre lieu de cinéma, qui relève davantage du documentaire compris comme parole filmée, réfléchit lui aussi, à sa manière, à des collisions possibles entre plusieurs ordres de discours, autour d’une expression douée d’une ambiguïté irréductible, en espagnol comme en français : El fin del mundo. La fin du monde, ce peut être aussi bien le bout du monde que son apocalypse, ce point au delà duquel il n’y a plus de terre comme celui à partir duquel il entre dans une temporalité et un régime de manifestation tout à fait nouveaux et inédits, et pour ces raisons indicibles. De fait, les personnes rencontrées par Christian Merlhiot à Ushuaïa, à l’extrême pointe de l’Amérique latine, font résonner ces deux sens possibles, selon l’histoire et la culture qui sont les leurs, et mettent ainsi en lumière, derrière la simplicité du dispositif, que regarder une ligne d’horizon, c’est encore, d’une certaine manière, et malgré des capacités locomotives aujourd’hui adaptées à tous les environnement, sonder un au-delà inexploré et toujours inaccessible.
Reviens et prend moi de Franssou Prenant, réalisé à partir d’un poème de Constantin Cavafy, oriente cet itinéraire filmique en direction d’un cinéma sensoriel, à la fois expérience du monde et de la chair. Le support de tournage — des bobines super 8 de type kodachrome — y est évidemment pour beaucoup, qui traduit à merveille à la fois la lumière orientale et l’agitation des rues d’une ville étrangère sur laquelle nos yeux se posent pour la première fois. Des hommes qui marchent dans la rue, les étales d’un marché, des enfants qui jouent constituent le dehors dans lequel plonge littéralement la caméra, en contrepoint d’un intérieur qui ne diminue en rien la dimension solaire du film, et qui s’attarde sur les lignes d’un corps d’homme abandonné à la détente et à la torpeur d’une journée caniculaire. Entre documentaire et expérience des sens, Reviens et prends moi nous dit, dans sa forme singulière, faites d’images à la fois quotidiennes comme des photos de famille et lointaines comme ces pays où il ne pleut pas, que c’est aussi, et peut-être en premier lieu, avec notre peau et notre chair que nous pouvons faire mémoire et restituer des fragments des villes que nous explorons.
Comme le film de Philippe Fernandez, mais selon une toute autre direction plastique, Malus d’Ange Leccia et Dominique Gonzales-Foerster propose un mouvement qui montre comment ces formes de cinéma très différentes que sont la fiction, le documentaire et le film expérimental, peuvent communiquer et se mobiliser les unes les autres pour atteindre l’exactitude de leur propos. Road movie dans le désert du Nouveau Mexique, Malus donne la parole à un indien Navajo, dernier survivant d’une explosion désastreuse survenue dans le désert. La voix off élabore une histoire rendue tangible, concrétisée par des formes visibles aux bords des routes. Ce sont ces énormes bâtiments industriels dont l’activité nous est inconnue, ou ces grandes cheminées qui fument et nous font toucher du doigt la combustion du réel. En fabricant leurs images avec des supports vidéo et argentiques (de la pellicule super 8 encore), Ange Leccia et Dominique Gonzale-Foerster mettent en scène à partir d’éléments simples et naturels – un orage filmé par exemple – un apocalypse possible dans un milieu inhospitalier. La fiction, construite de toutes pièces par une voix off dite dans une langue indienne, est véritablement incarnée, inscrite dans l’écorce et les phénomènes du monde. A partir d’un simple regard posé sur les étendues arides, le cinéma peut produire des formes qui s’échangent avec le visible, et nous inviter à prolonger l’expérience du film à ciel ouvert, sous le soleil ou sous l’orage.
Ce texte a initialement été publié sur le blog de la recherche du Collège des Bernardins, suite à la programmation du Cycle Jeune création du 6 mai 2013.