Letter to Jane: An Investigation About a Still est un film de Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin réalisé en 1972 après Tout va bien. Comme son titre l’indique, il s’agit d’une lettre adressée à Jane Fonda (qui joue dans Tout va bien), lue en anglais par les cinéastes eux-mêmes, dans laquelle ils analysent une photo montrant l’actrice dans le cadre de son activité militante au Vietnam, photo alors publiée par le journal « L’Express » et dont nous donnons ici un aperçu.
C’est en écho à l’article de Damien Marguet « La résistance des corps » que nous avons transcrit la double voix de Godard et Gorin. Il nous a semblé que redevenue lettre, traduite en français et publiée sur le même site, cette « enquête sur un cliché » dialoguait avec bonheur avec ce texte. Sans doute les visages de Michael Fassbender et Jane Fonda, malgré les quarante ans qui les séparent, recèlent-ils bien des secrets en commun…
Avec cette transcription et cette traduction, nous avons voulu répondre aux impératifs salutaires énoncés à la fois par À bras le corps dans ses éditos et par Godard et Gorin dans leur film : les artistes et les spectateurs devant être traités d’égal à égal, chacun étant « son propre journaliste ou son propre monteur », il s’agit de se saisir des œuvres, de les travailler, de les traduire pour mieux les comprendre et, qui sait ?, mieux se comprendre.
Marc Ulrich
J’ai évoqué dans des textes précédents (« Le film et la danse », « L’art est mineur ») les corps du cinéma, ces corps pris dans des images. On pourrait analyser, voire juger les films à l’aune du traitement qu’ils réservent aux corps qu’ils sollicitent : les font-ils apparaître ou cherchent-ils au contraire à les escamoter ? Les respectent-ils ? Les contraignent-ils ? C’est en faisant du cinéma que j’ai découvert ce qu’est une expérience, ce que ce mot recouvre. Je lui préfère d’ailleurs son synonyme, un des mots les plus beaux et les plus importants de la langue française : une épreuve. Concrètement, le cinéma n'est ni un art ni une technique (ce sont les philosophes qui en parlent ainsi), mais un dispositif qui vous saisit, où les confrontations physiques aux espaces, aux machines, aux acteurs, aux techniciens, aux passants, jusqu’aux producteurs que vous rencontrerez dans leur bureau sont décisives. Car tous ces corps vont résister âprement et heureusement à leur mise en images. Fabriquer un film, c’est faire avec cette résistance des corps et la donner à voir, à percevoir. C’est au final la vraie, la seule matière du cinéma.
Avant d’avoir affaire à des images, qu’il reçoit de la machine et qui n’arrivent qu’assez tardivement dans le processus de création d’un film, un cinéaste se confronte à des corps de toutes sortes. Son expérience singulière, proprement cinématographique, l’expérience de la fabrication d’un film n’est pas immédiatement plastique, figurative. Elle est avant tout matérielle, consistant à trouver ou à inventer des espaces, à s’y placer, s’y déplacer à la recherche d’une lumière ou d’un geste.