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Texte lu dans Letter to Jane: An Investigation About a Still, film de Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin, 1972, traduit de l'anglais par Marc Ulrich :
« Chère Jane,
Dans le prospectus promotionnel accompagnant Tout va bien dans les festivals de Venise, Carthage, New York et San Francisco, nous avons préféré utiliser une photo de toi au Vietnam plutôt que des photos tirées du film. Nous avons trouvé cette photo dans un numéro de « L’Express » du mois d’août 1972, et nous pensons qu’elle nous permettra de parler d’une manière plus complète des problèmes soulevés par Tout va bien.
Ce n’est pas une manière de changer de sujet, ni de ne pas parler de Tout va bien, comme si nous avions peur de parler du film. En aucun cas. C’est une manière de ne pas marcher au pas comme les troupes fantoches marchant sur Quang Tri. En fait, il s’agit d’une manière de faire un détour, mais, si l’on peut dire, un détour direct. En d’autres termes, un détour qui nous permettra de traiter directement des petits problèmes perfides soulevés par le film que nous avons fait ensemble au début de l’année. Plutôt que de parler directement des qualités et des défauts de notre film d’un bout à l’autre, nous préférons demander à des critiques, des journalistes et des spectateurs de bien vouloir faire l’effort d’analyser cette photo de toi au Vietnam, prise quelques mois après le film que nous avons tourné à Paris. Pour tout dire, cette photo ainsi que le petit texte qui l’accompagne résument mieux Tout va bien que ce que nous pourrions faire, pour une raison très simple : cette photo répond à la même question que pose le film. Quel rôle les intellectuels doivent-ils jouer dans la révolution ? Cette photo donne une réponse pratique à cette question. La réponse qu’elle donne est sa pratique elle-même. Cette photo te montre, toi, Jane, au service de la lutte des Vietnamiens pour l’indépendance.
Tout va bien apporte aussi une réponse à cette question, mais pas de la même manière. Moins sûrement qu’une photo donnant des réponses, le film commence par poser d’autres questions, qui à leur tour reviennent à poser la question des intellectuels et de la révolution, mais d’une autre manière. Laquelle ?
Le film ne répond pas encore exactement, mais la manière dont il ne répond pas encore est en fait une manière indirecte de poser de nouvelles questions, car il est inutile de donner de vieilles réponses aux nouvelles questions soulevées par le développement des luttes révolutionnaires actuelles, quand les masses apprennent à poser ces nouvelles questions, et l’apprennent de ceux qui, même s’ils n’ont pas encore eu le temps de formuler ces questions clairement, ont déjà pris possession du terrain sur lequel ils seront capables de croître et de se développer. Ils ont accompli ceci en inventant de nouvelles formes d’action pratique.
Ce que nous te disons, c’est que notre manière de ne pas encore donner de réponse, comme les Vietnamiens et toi sur cette photo, était en fait une manière indirecte de poser de nouvelles questions, une manière indirecte, une déviation. Tu comprends maintenant pourquoi nous avons dû faire un détour avant de parler du film, et pourquoi il fallait qu’il s’agisse d’un détour par le Vietnam. D’abord, parce que tout le monde s’accorde sur le fait que des questions vraiment nouvelles sont soulevées là-bas, et ensuite, parce que tu as été avec eux après avoir été avec nous.
Tandis que nous regardions cette photo d’une actrice sur le théâtre d’opérations militaires, nous avons eu envie de poser des questions, non pas à l’actrice, mais à la photo, et pour nous, cela signifie poser un certain nombre de nouvelles questions à propos de la réponse classique que les Vietnamiens et toi, en publiant cette photo, avez donnée à la question bien connue des intellectuels.
Quelque chose d’autre a joué sur notre décision de nous servir de cette photo pour faire un détour par le Vietnam. Ce quelque chose, c’est notre désir d’avoir une véritable discussion sur le film avec les spectateurs, journalistes ou pas. Tout le monde est son propre journaliste ou son propre monteur, selon la manière dont il transforme sa propre activité quotidienne en un film, faisant de lui-même la star de ce film. C’est précisément ce genre de petit star-system dont nous voulons parler. En parler avec le public. Mais pour ce faire, nous devons faire un détour, parce que tout comme un film est une sorte de détour qui nous ramène à nous-mêmes, pour pouvoir retourner au film, nous devons d’abord faire ce détour par nous-mêmes.
Et ici, aujourd’hui, aux États-Unis, « nous-mêmes » signifie encore et toujours le Vietnam. Nous essaierons de nous expliquer un peu plus tard.
Nous pensons qu’il est important et urgent de parler vraiment à ceux qui se sont donné la peine de venir voir notre film. « Vraiment » signifie « là où ils sont », et aussi « là où nous sommes ». Nous devons donc trouver le moyen de leur permettre de vraiment poser des questions, s’ils en ont envie, ou de donner des réponses aux questions que nous avons posées. Le spectateur doit être capable de vraiment penser, et de penser avant tout à ce problème des questions et des réponses. Nous devons être capables d’être vraiment troublés par les questions des spectateurs, ou par leurs réponses, et de répondre, ou poser des questions, autrement qu’avec des réponses ou des questions préfabriquées, à des questions ou à des réponses préfabriquées. Mais préfabriquées par qui ? Pour qui ? Contre qui ?
Cela signifie que pour avoir vraiment la possibilité de discuter de Tout va bien, nous allons nous placer nous-mêmes à l’extérieur de Tout va bien. Pour parler de la machine, nous irons à l’extérieur de l’usine qui s’en sert. Nous allons chercher les bases de notre discussion à l’extérieur du monde du cinéma, dans le but d’en avoir une vision plus claire quand nous y reviendrons, et dans le but de mieux parler des vrais problèmes de notre vie réelle, dont le cinéma n’aura été que l’un des éléments. Nous n’allons pas quitter ou abandonner Tout va bien. En revanche, nous allons nous en éloigner, aller quelque part ailleurs, au Vietnam par exemple, puisque tu es revenue de là-bas. Mais l’important, c’est que nous allons voyager là-bas par nos propres moyens. De quels moyens parlons-nous ? Des moyens techniques avec lesquels nous travaillons, et la manière dont nous nous en servons socialement, toi dans cette photo au Vietnam, nous dans notre film à Paris. Nous serons dans une meilleure position pour évaluer cette utilisation, et pour une fois, nous ne serons pas seuls. Le spectateur sera là, lui aussi. Il sera producteur en même temps que consommateur, et nous serons consommateurs en même temps que producteurs.
Tout ceci te semble peut-être compliqué. Comme Vertov l’a dit à Lénine, le fait est que la vérité est simple, mais il n’est pas simple de dire la vérité. Oncle Bertolt s’est heurté à cinq difficultés pour dire la vérité, en son temps. Nous allons expliquer ça autrement. Aujourd’hui, on entend souvent les gens dire que le cinéma doit être au service des gens. Bien. Plutôt que de parler théoriquement des défauts et des qualités de Tout va bien, nous allons partir au Vietnam. Mais nous irons là-bas par et avec les moyens de Tout va bien. Nous allons voir, si on peut employer cette expression ainsi, comment Tout va bien « fonctionne » au Vietnam. Ensuite, par cet exemple pratique, nous allons pouvoir tirer quelques conclusions sur ce qu’il faut faire et sur ce qu’il ne faut pas faire, chacun d’entre nous, là où il est, avec sa femme, son patron, ses enfants, son argent, ses désirs, etc. Nous allons nous servir de cette photo pour aller chercher au Vietnam une réponse à la question suivante : comment le cinéma aide-t-il le peuple vietnamien à gagner son indépendance ? Comme nous l’avons déjà dit à plusieurs reprises, nous ne sommes pas les seuls à nous être servis de cette photo pour aller au Vietnam. Des milliers de gens en ont déjà fait de même. Presque tout le monde ici a sans doute déjà vu cette photo. Pendant quelques secondes, chacun à sa manière s’en est servi pour aller au Vietnam. C’est précisément ce qu’il est important de savoir, selon nous : comment chacun s’est-il servi de cette photo pour aller au Vietnam ? Comment continue-t-on de s’en servir pour y aller ? Parce que le Dr. Kissinger va au Vietnam lui aussi, plusieurs fois par an.
C’est précisément quelqu’un comme le Dr. Kissinger qui va nous demander : « Pourquoi cette photo ? Et quel rapport entre cette photo et Tout va bien ? ». Lui et ses amis vont nous dire que nous mélangeons tout, et que nous ferions mieux de parler sérieusement du film, de l’art, etc. Il faut s’efforcer de comprendre comment ce genre de remarque se contredit elle-même quand elle est formulée ainsi, brouillant les pistes et empêchant l’accès à d’autres questions de nature plus simple. Simple, c’est-à-dire susceptibles d’être posées par des gens ordinaires. Par exemple, avant de demander : « Quel rapport ? », on pourrait d’abord demander : « Y a-t-il un rapport ? » Et s’il y en a un, on pourrait ensuite demander : « Lequel ? ». Et ensuite, après avoir découvert quel rapport, nous pourrons découvrir que le rapport entre notre film et cette photo réside dans le problème de l’expression, et nous pourrons juger de son importance, ce qui signifie établir d’autres rapports entre d’autres questions importantes et d’autres réponses importantes. Des gens diront qu’il ne s’agit que de mots creux, mais déjà, à l’autre bout de cette nouvelle chaîne de questions, la question de ce qui est important, ce que d’aucuns appellent la question des résultats pratiques, commence à ressembler à une question cruciale, et ce parce que le collectif Nord-Vietnam / Viet Cong a déjà répondu à la question de savoir si cette photo est importante ou pas, en réussissant à la faire publier dans les quatre coins du monde libre, ce même monde libre qui les maintient enchaînés. Et ça montrera l’importance que ça a donné à cette photo, l’importance que ça a donné à la question des résultats pratiques, l’importance que ça a donné à la question de ce qui est important. Cette photo est donc une réponse pratique que les Nord-Vietnamiens ont décidé de donner avec ton aide, Jane, à la question bien connue que nous avons posée tout à l’heure : quel rôle le cinéma doit-il jouer dans le développement des luttes révolutionnaires ? Ou, en d’autres termes : comment les intellectuels doivent-ils prendre part à la révolution ? Cette photo donne une réponse pratique à cette question. La réponse de tout un peuple. Cette photo a été prise et publiée, et elle a été prise d’une certaine manière, pour s’assurer de sa publication. C’est ce qui s’est passé, manifestement. Sans ça, nous ne l’aurions pas obtenue. Tout va bien répond aussi à cette question, mais depuis un autre lieu, et d’une autre manière. Une manière consistant à ne pas donner ce genre de réponses trop vite. Une manière qui est un moyen de dire : ici, en France, là où nous sommes, en 1972, gouvernés par les amis des Américains et des Russes, tout n’est pas si clair. Tout n’est pas si évident. Fidel Castro l’a dit aux Nations Unies : pour les révolutionnaires, il n’y a jamais de vérité évidente. Il s’agit d’une invention impérialiste. Ceux qui sont grands se servent des vérités évidentes pour opprimer ceux qui sont petits.
Puisque tout n’est pas évident, Jane, continuons à nous poser des questions. Mais efforçons-nous de les poser différemment. En d’autres termes, posons de nouvelles questions dans le but d’être capables de donner de nouvelles réponses. Par exemple, observons comment les Vietnamiens expriment leur lutte. Posons-nous des questions, puisque nous voulons exprimer notre lutte, nous aussi, et premièrement, demandons-nous honnêtement ce qui nous permet de dire que nous luttons vraiment. Mais à ce stade, Jane, tu nous demanderas peut-être : « Pourquoi cette photo de moi et pas une photo de Ramsey Clark, par exemple ? Lui aussi, il a été au Vietnam, et il a lui aussi assisté au bombardement des digues. » Simplement à cause de Tout va bien, Jane, et parce que ton rang social dans le film était le même que sur cette photo. Tu es une actrice. Nous sommes tous des acteurs, à ce stade de l’histoire, oui. Mais qui plus est, tu travailles dans le cinéma, et nous aussi. « Alors pourquoi pas Yves Montand au Chili ?, pourrais-tu dire. Il jouait aussi dans le film. » C’est vrai. Mais il se trouve que les révolutionnaires chiliens n’ont pas jugé que ce serait une bonne chose de publier des photos d’Yves, alors que les révolutionnaires vietnamiens ont jugé, avec ton accord, que ce serait une bonne chose de publier des photos de toi. En fait, de publier des photos de ton accord avec la lutte vietnamienne.
Il y a un autre problème que nous ne pouvons éviter. Nous sommes deux hommes à avoir fait Tout va bien, et tu es une femme. Au Vietnam, la question ne se pose pas ainsi, mais ici, oui, et en tant que femme, tu vas sans doute être un peu ou beaucoup blessée par le fait que nous allons critiquer, un peu ou beaucoup, ta manière d’agir sur cette photo. Blessée, parce qu’une fois encore, comme d’habitude, les hommes trouvent le moyen d’attaquer les femmes. Ne serait-ce que pour cette raison, nous espérons que tu pourras venir répondre à notre lettre, en parlant avec nous, tout comme nous allons la lire en deux ou trois endroits des États-Unis. Aux États-Unis et en Europe, il est vrai que les choses sont encore, ou sont déjà devenues ainsi, et toi comme nous sommes submergés par des eaux troubles dans lesquelles cette photo peut nous aider à voir clairement. Nous devons partir de là. De toi aux États-Unis, de nous à Paris, de toi et nous à Paris, de toi au Vietnam, de nous à Paris te regardant au Vietnam, de nous allant aux États-Unis, et de tout le monde ici, dans la salle, nous écoutant et te regardant. Nous partons de tout ça. C’est organisé d’une certaine manière, ça fonctionne d’une certaine manière. Nous voulons discuter de tout ça en partant de là. Partir de Tout va bien pour aller au Vietnam pour revenir à Tout va bien, en d’autres termes, pour revenir au Vietnam dans la salle où Tout va bien est projeté, et ensuite, rentrer chez soi, et demain, retourner à l’usine. Pour discuter de tout ça, nous soumettons cette photo à l’attention des gens une seconde fois, puisque les Vietnamiens et toi l’avez déjà fait une fois. En d’autres termes, nous demandons et nous demandons à nous-mêmes : « Avons-nous vraiment regardé cette photo ? Qu’est-ce que nous y avons vu ? » Sous cette question, nous découvrons une autre question. Par exemple : « Comment avons-nous regardé cette photo ? Comment nos yeux ont-ils fonctionné par rapport à cette photo ? Qu’est-ce qui fait qu’ils regardent de cette manière et pas d’une autre ? » Et encore une question : « Qu’est-ce qui fait que notre voix interprète ce regard d’une certaine manière et pas d’une autre ? »
Tout va bien pose toutes ces questions. Ces questions peuvent se résumer à la grande question du rôle des intellectuels dans les luttes révolutionnaires, ou plutôt à la grande question bien connue des intellectuels. On commence à voir qu’exprimée de cette manière, elle devient paralysante, elle paralyse d’autres questions, et finalement, il ne s’agit plus d’une question appartenant à la révolution. Les questions d’aujourd’hui à propos de la révolution, comme nous allons le découvrir par rapport à cette photo, puis par rapport au film, devraient être : « Comment transformer le vieux monde ? ». On voit tout de suite que le vieux monde d’un Viet Cong n’est pas le même que le vieux monde d’un intellectuel occidental, que le vieux monde d’un Palestinien n’est pas le même que celui d’un enfant noir d’Harlem, que le vieux monde d’un ouvrier de l’usine Renault n’est pas le même que celui de sa petite amie. On voit que cette photo donne une réponse pratique à la question de la transformation du vieux monde. Aussi, nous allons examiner cette réponse photographique. Nous allons mener une enquête. Nous allons chercher des indices que nous allons analyser et relier les uns aux autres. Nous allons essayer d’expliquer l’organisation des éléments qui constituent cette photo. D’un côté, nous allons expliquer les choses comme si nous avions affaire à une structure photographique moléculaire. D’un autre côté, comme si nous avions affaire à une sorte de cellule nerveuse sociale. Ensuite, nous allons essayer de montrer les rapports entre l’enquête scientifique et celle plus politique.
D’où viennent les idées justes ? (...) De la lutte pour la production, la lutte des classes et l’expérimentation scientifique. [1]
En menant cette enquête, en interrogeant cette photo, nous ne faisons rien d’autre qu’essayer de découvrir comment la réponse donnée par cette photo fut produite dans le contexte de la lutte au Vietnam. Ensuite, nous verrons si cette réponse est totalement satisfaisante pour tout le monde, pour qui et contre qui, et si d’autres question surgissent, précisément celles que Tout va bien, d’une manière ou d’une autre, arrive à soulever.
Prenons par exemple une partie importante de la photo : l’expression de l’actrice, la relation entre les yeux et la bouche. Nous pensons qu’en Europe occidentale, on ne peut y trouver la même chose que ses auteurs, ceux qui ont pris cette photo ou décidé qu’elle devait être prise, à savoir le collectif Nord Vietnam / Viet Cong. Ceci semble de prime abord absolument normal, le contexte étant différent, mais ensuite, il faut enquêter aussi méticuleusement qu’eux sur ce qui a conditionné cette idée de ce qui est normal.
En disant ceci, nous ne faisons pas comme la plupart des partis communiste et leurs alliés dans le monde occidental, les Nations Unies et la Croix Rouge, qui disent simplement : « Faisons la paix au Vietnam ». Dire ce que nous avons dit, au contraire, c’est dire quelque chose de bien plus précis. Par exemple : « Aidons l’alliance entre le Nord Vietnam et le Sud Vietnam à faire sa propre paix. » Et de manière encore plus précise : « Si le Vietnam, en transformant son propre monde, nous aide à transformer le nôtre, comment pouvons-nous vraiment aider le Vietnam en retour ? Et puisque que le collectif Nord Vietnam / Viet Cong lutte, critique et transforme l’Asie du sud-est, comment pouvons-nous lutter dans notre contexte pour transformer l’Europe et l’Amérique ? » Bien sûr, tout ceci est un peu plus long à dire que simplement : « Paix au Vietnam », et cela nécessite de faire les choses plus en profondeur que de créer deux ou trois Vietnam. C’est pourquoi Marx, dans sa préface à la première édition du Capital, demandait à ses lecteurs de ne pas avoir peur des détails, dans le but de renverser le Roi des enfers et de libérer tous ses petits diables. Confronté à cette photo il y a quelques mois par toi, Jane, et les Vietnamiens, puis maintenant par nous, chacun peut, s’il le désire, mener sa propre enquête. Ensuite, nous serons libres de comparer les résultats, et nous serons en mesure de parler, sans enlever à ceux qui écoutent le désir de parler. Nous serons peut-être en mesure, pour un moment seulement, de dire un peu moins d’absurdités à propos de nous-mêmes et de la révolution.
Une chose encore, pour que tu ne te sentes pas attaquée personnellement. Bien que nous ne puissions pas vraiment l’éviter, nous avons l’impression que la question est mal posée, mais nous espérons qu’à la fin de cette lettre, les choses seront un peu plus claires. C’est pourquoi nous avons vraiment besoin que tu viennes nous répondre directement, car nous ne t’écrivons pas uniquement en tant qu’auteurs de Tout va bien, mais aussi parce que nous avons regardé cette photo. Tu dois admettre que c’est la première fois que quelqu’un qui voit une photo de toi dans un magazine t’écrit de cette manière. Pour que tu n’aies pas l’impression d’être notre tête de turc, comme on dit, et pour que tu comprennes que nous ne visons pas Jane, mais la fonction de Jane, en interrogeant cette photo, nous parlerons de toi à la troisième personne. Nous ne dirons pas : « Jane a fait telle ou telle chose. » Nous dirons : « L’actrice », ou « la militante », comme dans le texte qui accompagne la photo, d’ailleurs.
À notre avis, voici les principaux éléments, ou les éléments d’éléments, qui jouent un rôle important dans cette photo parue dans le magazine français « L’Express » au début du mois d’août 1972.
Éléments élémentaires. Cette photo a été prise à la demande du gouvernement nord-vietnamien, qui représentait à cette occasion l’alliance révolutionnaire entre le peuple du Sud Vietnam et le peuple du Nord Vietnam. Cette photo a été prise par Joseph Kraft, qui est décrit, sous la photo, par un texte qui n’a pas été écrit par les gens responsables de la prise de vue, mais par ceux qui l’ont publiée. En d’autres termes, un texte composé par différents rédacteurs de « L’Express » qui n’ont pas rencontré la délégation nord-vietnamienne en France. Nous avons vérifié. Le texte le décrit comme l’un des journalistes américains les plus connus et les plus modérés. Il est aussi écrit que l’actrice est une militante dévouée à la paix au Vietnam. Mais le texte ne mentionne pas les Vietnamiens sur la photo. Par exemple, le texte ne nous dit pas que le Vietnamien qu’on ne voit pas à l’arrière-plan est l’un des Vietnamiens les moins connus et les moins modérés. Cette photo, comme n’importe quelle photo, est physiquement muette. Elle parle par la bouche du texte écrit en dessous d’elle. Ce texte ne souligne pas, ou plutôt, puisque la photo parle et dit les choses à sa manière, ne répète pas le fait que la militante est au premier plan et le Vietnam en arrière-plan. Le texte dit que Jane Fonda interroge le peuple d’Hanoi. Mais le magazine ne publie pas les questions posées, ni les réponses données par les représentants du peuple vietnamien présents sur la photo. En fait, le texte ne devrait pas décrire cette photo comme Jane Fonda en train d’interroger, mais comme Jane Fonda en train d’écouter. C’est évident. Peut-être cet instant n’a-t-il duré qu’un 250ème de seconde, mais il s’agit du 250ème qui a été enregistré et envoyé au monde occidental. Écrit de cette manière, le texte essaie sans doute de nous dire que cette photo a été prise au hasard lors d’une discussion pendant laquelle l’actrice militante interrogeait les gens d’Hanoi. Nous ne devrions donc pas prêter attention au fait que sa bouche est fermée. Mais nous verrons un peu plus tard qu’il ne s’agit pas d’un hasard. Et même s’il s’agissait d’un hasard, ce serait un hasard exploité selon la nécessité logique du capitalisme, la nécessité du capital de déguiser ce qui est réel tout en le révélant. En d’autres termes, la nécessité de duper le consommateur sur le produit.
Éléments moins élémentaires. Cette photo a été prise en contre-plongée. Dans l’histoire du cinéma, ce point de vue ne peut être considéré comme innocent, ce qui a été souligné techniquement et socialement par Orson Welles dans ses premiers films. Le choix du cadre non plus n’est ni innocent ni neutre. Le cadre est composé par rapport à l’actrice qui regarde, plutôt que par rapport à ce qu’elle regarde. Ce cadre la présente comme si elle était la star, ce qui est dû au fait que l’actrice est une star connue dans le monde entier. Donc, d’un côté, la cadre montre la star dans une activité militante, et de l’autre, il met l’accent sur la militante en tant que star, ce qui n’est pas la même chose, ou plutôt ce qui pourrait être la même chose au Vietnam, mais pas en Europe, ni aux États-Unis. La page suivante montre des photos de ce que la militante a vu à d’autres moments, mais pas ce qu’elle regarde dans la photo qui nous intéresse. Pour nous, il s’agit du même type de photos, qui nourrissent automatiquement les chaînes de télévision et les publications de la presse du monde libre. Des images que nous avons vues des centaines, des milliers de fois. Ca ne change rien, sauf pour ceux qui luttent pour organiser ce flot d’une certaine manière, leur manière, les sept points de leur GRP [2]. La vérité, c’est que si ces photos avaient été présentées par un quelconque Jones, ou Smith, dans le même journal, nous les aurions refusées, les trouvant trop ordinaires. Ordinaires, il faut bien l’admettre, tout comme il est devenu ordinaire pour une communauté agricole située juste à la sortie d’Hanoi de reconstruire son école pour la vingtième fois, après qu’elle a été détruite par les fantômes de Kissinger. Mais bien sûr, personne ne va parler de cet extraordinaire fait ordinaire, ni la militante accueillie en star, ni « L’Express ».
On ne dira rien non plus sur ce que l’actrice américaine et ses sœurs, les actrices vietnamiennes que l’on voit sur la photo de la page suivante, se sont dit. Est-ce que l’actrice américaine a posé des questions sur le métier d’acteur au Vietnam ? Ou comment quelqu’un qui joue à Hollywood peut-il jouer à Hanoi tout en sachant qu’il doit retourner à Hollywood ? « L’Express » ne fait aucune mention de tout ceci, et selon nous, c’est parce que l’actrice américaine n’en parle pas non plus. Il est vrai que la militante a parlé des mines antipersonnel et des digues, mais il ne faut pas oublier que la militante est aussi une actrice, ce que ne sont pas le Tribunal Russell et Ramsey Clark, par exemple. Voici ce qu’il faut bien comprendre : comme c’est une actrice, les fonctionnaires de la Maison Blanche n’auront aucune difficulté, si personne n’essaie de les en empêcher, à dire que l’actrice a été plus ou moins inconsciemment manipulée par l’ennemi, et qu’elle ne fait que réciter un texte qu’elle a appris par cœur. De telles critiques peuvent facilement détruire tous les efforts de l’actrice et de la militante, et il faut comprendre pourquoi elle demeure vulnérable à ce genre d’attaques. Dans ce cas, nous pensons que c’est parce que l’actrice militante n’a pas fait référence aux digues en utilisant un exemple tel que celui de l’actrice vietnamienne qui remplit les trous dans les digues avant de jouer dans une représentation théâtrale, au sein même du village menacé par la rupture des digues. En outre, nous croyons que si la militante se considérait avant tout comme une actrice, et que les Vietnamiens se servaient de son talent à leur niveau, elle pourrait commencer à jouer son rôle historiquement, autrement qu’à Hollywood. Les Vietnamiens n’ont peut-être pas encore directement besoin de ça, mais les Américains en ont sans doute besoin, et donc indirectement, les Vietnamiens aussi. Encore une fois, il est nécessaire de faire un détour. Les Vietnamiens sont obligés de faire un détour par les USA.
Sur cette photo, dans ce reflet de la réalité, on voit deux personnes le visage tourné vers la caméra. Les autres ont le dos tourné. Le point est fait sur l’une de ces deux personnes, pas sur l’autre. Sur cette photo, la célèbre Américaine est nette et claire, et le Vietnamien anonyme est flou et indistinct. Mais dans la réalité, c’est la gauche américaine qui est floue et indistincte, et la gauche vietnamienne qui est exceptionnellement nette et claire. Dans la réalité, c’est la droite américaine qui est toujours exceptionnellement nette, elle aussi, tandis que la droite vietnamienne, la vietnamisation, devient de moins en moins claire. Que devons-nous donc penser de la modération de Joseph Kraft, qui a pris une vue modérée de cette contradiction, a réglé l’ouverture de sa lentille et a mesuré sa focale en fonction ? Tout a été soigneusement mesuré, comme nous l’avons vu dans le choix du cadre. Il a intentionnellement fait le point sur la star dans ses activités militantes, dans le but d’obtenir un certain produit, une certaine marchandise idéologique, avec un but précis en tête. N’oublions pas que l’élaboration de ce produit est directement contrôlée par le Nord Vietnam, mais pas sa distribution en dehors du Vietnam. Ou plutôt si, mais d’une manière très indirecte - sans parler des réactions. Cette distribution est contrôlée par les réseaux télévisuels et les journaux du monde libre. Nous voyons ainsi que l’un des mouvements nécessaires pour compléter le cycle de la communication ne peut être effectué par ceux qui l’ont prévu. Quel mouvement ? Est-ce un mouvement à l’intérieur d’une sorte de jeu ? Qui a le droit de jouer ? Qui joue pour qui, contre qui ? À ce stade, nous constatons, et nous y reviendrons plus tard, qu’en examinant les relations entre ce qui est net et ce qui ne l’est pas, en relation avec les deux visages sur la photo, nous avons découvert quelque chose de tout à fait inhabituel. Le visage flou est net et clair, tandis que le visage net et clair est vague et flou. Le Vietnamien supporte d’être vu flou, parce que ça fait longtemps qu’il est net dans sa réalité quotidienne. L’Américain est obligé d’apparaître net, parce que la manière vietnamienne de rester clairement flou en fait quelque chose d’inévitable. L’Américain est obligé de faire clairement le point sur son véritable manque de clarté. Mais rien de tel n’est dit dans le texte. L’effet général de cette photo accentue celui d’une autre photo de l’actrice, sur la couverture du même numéro de « L’Express ». La maquette de cette couverture est très révélatrice, si l’on veut bien voir qu’une photo cache autant qu’elle ne révèle. Une photo impose le silence tout en parlant.
Selon nous, il s’agit d’un des principes moteurs de la forme à deux visages, Jekyll et Hyde, capital et intérêts, que la déformation de l’information reprend à son compte quand elle est transmise par des images et du son à notre époque, c’est-à-dire le déclin de l’impérialisme et la tendance générale à la révolution. La gauche américaine dit que la tragédie n’est pas au Vietnam, mais aux États-Unis. L’expression faciale de la militante sur cette photo est en fait celle d’une tragédienne, mais une tragédienne formée dans un contexte technique et social particulier, formée et déformée par le champ hollywoodien, de Stanislavski et du show-biz. L’expression de la militante était la même dans la troisième bobine de Tout va bien, où, en tant qu’actrice, elle écoutait l’une des figurantes du film chanter un texte écrit par Lotta Contino. L’actrice avait également cette expression dans Klute, tandis qu’elle regardait son ami, un policier joué par Donald Sutherland, avec un sens tragique de la pitié sur le visage, avant de se décider à passer la nuit avec lui. On trouve déjà la même expression dans les années 40, utilisée par Henry Fonda pour interpréter un ouvrier exploité dans Les Raisins de la colère du futur fasciste Steinbeck. En remontant encore plus loin dans l’histoire paternelle de l’actrice à l’intérieur de l’histoire du cinéma, c’est encore la même expression qu’Henry Fonda utilise pour jeter un regard profond et tragique sur le peuple noir dans Vers sa destinée, réalisé par le futur honorable amiral de la Marine, John Ford. On trouve aussi cette expression dans le camp opposé, quand John Wayne exprime ses profonds regrets à propos des ravages de la guerre du Vietnam dans Les Bérets verts. Selon nous, cette expression a été empruntée, capital et intérêts, au masque libre-échangiste du New Deal de Roosevelt. En fait, c’est l’expression d’une expression, qui est inévitablement apparue par hasard au moment où les films parlants devenaient un succès financier. Cette expression parle, mais seulement pour dire ce qu’elle sait de la chute du marché boursier, par exemple. Mais elle ne dit rien de plus que ce qu’elle sait. C’est pourquoi, d’après nous, cette expression rooseveltienne est techniquement différente de celles qui l’ont précédée dans l’histoire du cinéma, celles des stars du cinéma muet, Lillian Gish, Valentino, Falconetti, etc. Faites l’expérience : faites regarder par ces visages les photos des crimes américains au Vietnam. Aucun d’entre eux n’aura la même expression, même s’ils partagent tous le même air concerné.
Film = montage de « Je vois ».
Ceci est dû au fait qu’avant les parlants, les films muets avaient un point de départ matérialiste. L’acteur disait : « Je suis filmé, donc je pense, du moins je pense au fait que je suis en train d’être filmé. C’est parce que j’existe que je pense. » Après les parlants, il y eut une nouvelle donne entre le sujet en train d’être filmé, l’acteur, et la pensée. L’acteur a commencé à dire : « Je pense que je suis un acteur, donc je suis filmé. C’est parce que je pense que je suis. Je pense, donc je suis. » Comme nous venons de le voir avec cette expérience, développement de celle de Koulechov, avant l’expression du New Deal, chaque star du cinéma muet avait sa propre expression individuelle, et la grande popularité du cinéma muet était un fait réel. Au contraire, dès que les films se mirent à parler comme le New Deal, chaque acteur commença à dire la même chose. Faites la même expérience avec n’importe quelle star du monde du cinéma, du sport ou de la politique. « Je pense, donc je suis. »
Cette expression, qui dit qu’elle en sait beaucoup sur les choses, qui ne dit ni plus, ni moins, est une expression qui n’aide pas à voir plus clairement dans les problèmes personnels de quelqu’un, à voir comment le Vietnam peut nous éclairer sur eux, par exemple. Alors pourquoi s’en satisfaire et dire : « C’est mieux que rien. Quelque chose passe quand même. », comme dans le discours syndical dans la bobine 3 de Tout va bien ou dans le discours du PC dans la bobine 5 de Tout va bien ? Et pourquoi, même si l’actrice n’est pas encore capable de jouer différemment, et même si nous ne sommes pas encore capables de l’aider à jouer différemment, comme nous l’aimerions, pourquoi les Vietnamiens devraient-ils s’en satisfaire ? Selon nous, nous risquons de leur faire plus de mal que de bien en produisant une bonne conscience pour nous-mêmes d’une manière si facile. Scientifiquement parlant, le mouvement qui va de la vie à l’information est facile. Après tout, cette expression nous est également adressée, à nous qui faisons l’effort de la regarder une deuxième fois. Ces yeux et cette bouche ne nous disent rien, et pour nous, ils se remplissent de vide, comme ceux des enfants tchécoslovaques devant les chars russes, ou les petits ventres enflés du Biafra ou du Bangladesh, ou les pieds palestiniens soigneusement soignés dans la boue par les Nations Unies, pleins de vide, pleins de significations creuses, qui montent la garde uniquement pour le capitalisme, parce que le capitalisme sait comment foutre les choses en l’air et remplit de vide les vrais mensonges de ses futurs ennemis, les forçant à ne regarder nulle part.
Comment peut-on se battre contre cette situation ? Non pas en interdisant la publication de ce genre de photos. Il faudrait arrêter tous les programmes de télé et de radio dans pratiquement tous les pays du monde, ainsi que la publication de presque toutes les formes de journaux, ce qui est utopique. Non. Mais on pourrait les publier différemment, et c’est en relation avec cette différence, à cause de leur influence financière et culturelle, que les stars peuvent jouer un rôle important, le rôle du méchant, comme on dit. La véritable tragédie, c’est qu’ils ne savent pas comment jouer ce rôle. Comment peut-on apprendre à le jouer ? Il reste beaucoup de questions à poser en Europe et aux États-Unis avant de pouvoir répondre clairement. Nous en posons quelques-unes dans Tout va bien, tout comme Marx le fit en son temps en prenant l’idéologie allemande, et en soulevant la question du malheur de la philosophie contre Proudhon, qui ne savait que philosopher sur le malheur.
Si l’on regarde attentivement le Vietnamien derrière l’actrice, on se rend compte très vite que son visage exprime quelque chose d’entièrement différent de ce qu’exprime celui de la militante américaine. Cependant, même si l’on ne voit pas ce qu’il regarde, on voit que son visage reflète ce à quoi il doit faire face chaque jour : les mines antipersonnel ; les digues brisées ; le corps déchiré des femmes mortes ; sa maison qu’il faut reconstruire pour la énième fois ; l’hôpital ; et une leçon à apprendre. Lénine a dit : « Première leçon : apprendre. Deuxième leçon : apprendre. Troisième leçon : apprendre. » Et ce visage reflète immédiatement une lutte au jour le jour, pour une raison très simple : il ne s’agit pas seulement du visage d’un révolutionnaire, mais d’un révolutionnaire vietnamien. Un long passé de lutte a été inscrit sur ce visage par l’impérialisme français, japonais et américain. En fait, on (y compris ses ennemis) reconnaît ce visage depuis longtemps, dans le monde entier, comme étant le visage de la révolution. N’ayons pas peur des mots. Il s’agit d’un visage qui a déjà gagné l’indépendance de son propre code de communication. Aujourd’hui, nul autre visage révolutionnaire ne reflète autant de luttes quotidiennes que celui-ci, simplement parce que nulle révolution, la chinoise mise à part, n’a fait une marche aussi longue que la révolution vietnamienne. Faisons l’expérience.
Cet homme noir, par exemple, nous ne pouvons pas dire tout de suite pourquoi il lutte, ni où, ni comment. À Détroit, sur la chaîne de montage de la Chrysler Corporation, pour un meilleur salaire et des horaires légèrement réduits ? À Johannesburg, pour avoir le droit d’entrer dans les salles de cinéma où les blancs passent des films de blancs ? Et cet ouvrier ? Et cette fille européenne ? Et cet Arabe ? Et ce jeune militant ?
Comme l’a dit oncle Bertolt, il faut avoir le courage de dire que nous n’avons rien à dire sur ces visages, s’il n’y a pas une légende qui nous donne une absurdité ou un mensonge à avaler, et il faut avoir le courage d’admettre sa faiblesse et son échec parce qu’on n’a rien à dire. Ce visage vietnamien, au contraire, n’a besoin de nul mot écrit en-dessous. Partout dans le monde, les gens diront : « Cet homme est un Vietnamien, et les Vietnamiens se battent pour botter le train des Américains hors de l’Asie. » Regardons à son tour le visage de l’actrice américaine, sans le reste de la photo. On voit tout de suite qu’il ne reflète rien, ou plutôt, qu’il ne reflète que lui-même. Mais son essence n’est nulle part, perdue dans l’immensité infinie et la tendresse immortelle de la Pietà de Michel-Ange. Un visage de femme qui ne reflète pas d’autre femme. Le visage du Vietnamien est une fonction qui reflète la réalité, tandis que le visage de l’Américaine est une fonction qui ne reflète qu’une fonction, un visage qui pourrait aussi bien appartenir à une hippie qui a besoin de sa dose, à une étudiante à Eugene, Oregon, dont le coureur préféré, Prefontaine, a perdu les 5 000 mètres aux J.O., à une jeune femme amoureuse tout juste quittée par son petit ami, et aussi à une militante au Vietnam. C’est trop. Il y a trop d’informations dans un élément spatio-temporel trop petit. Nous sommes sûrs qu’elle pense au Vietnam, et en même temps, nous n’en sommes pas sûrs du tout, parce qu’elle pourrait penser à quelque chose de complètement différent, comme nous l’avons suggéré. Aussi devons-nous finir par poser la question : « Pourquoi cette photo d’une actrice militante qui ne pense pas forcément au Vietnam est-elle publiée, précisément à la place de celle d’une actrice militante qui penserait forcément au Vietnam ? » Car la vraie réalité de cette photo réside simplement là-dedans : le déguisement d’une star dévoilé par l’absence de Max Factor [3]. Mais « L’Express » ne dit rien à ce sujet, parce que ce serait le début d’une révolution dans le journalisme. Ce serait le début de la révolution que de dire, en Europe et aux USA, qu’il n’est pas possible aujourd’hui de prendre la photo de quelqu’un qui pense à quelque chose, le Vietnam, la baise, Ford, les usines, le sable sur la plage, etc.
Des gens diront peut-être que nous n’aurions pas dû isoler cette partie de la photo du reste, puisqu’elle a été publiée comme faisant partie d’un tout. Nous pensons qu’il s’agit d’un très mauvais argument. Nous avons isolé cette partie pour montrer qu’elle tenait déjà par elle-même, et la tragédie réside dans cette solitude. Si nous avons pu séparer ce visage du reste de la photo, c’est parce que ce visage se prête à cette séparation, tandis que le visage du Vietnamien, au contraire, reste une partie de son environnement, même quand nous essayons de le regarder seul. Il appelle clairement un contrechamp. Au contraire, ici, il n’y pas de contrechamp possible. Pas de contrechamp. En France, l’expression utilisée par l’actrice sur cette photo nous est très familière. C’est un modèle pratique du processus de pensée cartésien. Je pense, donc je suis. Le même processus qui a inspiré la statue du Penseur de Rodin. Pourquoi ne pas balader cette statue partout où il y a une catastrophe dans le monde, pour inspirer la pitié aux foules ? L’escroquerie de l’art capitaliste et de l’humanisme serait immédiatement exposée. Il faut comprendre que les stars ne sont pas autorisées à penser. Elles ne sont que des fonctions sociales, elles sont pensées et vous font penser. Il suffit de regarder le jeu de grands penseurs, comme Marlon Brando, ou de n’importe quel autre enculé, pour comprendre pourquoi le capitalisme a besoin de ce genre d’art, pour renforcer sa philosophie idéaliste dans son combat contre la philosophie matérialiste de Marx, Engels, Lénine et Mao, qui représentent leurs peuples.
Nous avons dit que nous pouvions isoler, au contraire, le visage de l’actrice américaine. Maintenant, nous allons isoler l’expression « au contraire » dans cette phrase. Isoler, séparer. Lénine a dit qu’un genre de séparation révolutionnaire était nécessaire pour combattre la manière dont le capitalisme sépare les travailleurs en catégories isolées. Le visage de la militante américaine et celui du Nord-Vietnamien sont des contraires. La lutte des contraires est précisément ce qui se passe dans la réalité imaginaire de cette image. L’œil américain au Vietnam se satisfait de la simple lecture du mot « horreur ». L’œil vietnamien voit la réalité de l’Amérique dans toute son horreur. Dans cette scène, le Vietnamien apparaît en arrière-plan, comme un figurant. Mais derrière lui, nous sentons déjà la force de l’incroyable et stupéfiante machine construite par le collectif Nord Vietnam / Viet Cong. Se tenant derrière la star, nous sentons la machine vile et mortelle du capitalisme, regardant, pleine d’humilité cynique et de confusion limpide, comme Lelouch l’a dit dans L’Aventure, c’est l’aventure. Dans tout ceci se joue une lutte entre ce qui est encore et ce qui est déjà, un combat entre l’ancien et le nouveau, une lutte qui ne se limite pas à la prise de cette photo, mais qui est perpétuée par la manière dont elle a été publiée, et par le fait que des gens, dans cette salle de cinéma, la regardent à ce moment précis. Une lutte entre le processus de fabrication d’un produit et son processus de distribution, dont l’issue dépend de qui, du capital ou de la révolution, contrôle ces processus.
Autres éléments d’éléments. Les Nord-Vietnamiens ont raison de prendre le risque de publier cette photo, ou plutôt, ils ont leurs raisons de le faire. Cette image joue le rôle d’une petite vis dans le mécanisme conçu pour développer leur offensive militaire et diplomatique actuelle. Cette image est l’une des milliers que les Vietnamiens ont données avec leur sang en réponse aux crimes de guerre américains. Au fait, tu auras peut-être remarqué, Jane, que le collectif Viet Cong / Nord Vietnam publie souvent des documents sur leur lutte, mais rarement sur des atrocités. Dans ce cas, le gouvernement nord-vietnamien a répondu, au nom de son peuple et des représentants du comité pour l’amitié avec le peuple américain, en faisant appel aux services de Jane Fonda, c’est-à-dire en lui demandant de jouer un certain rôle. Et comme beaucoup d’Américains l’auraient fait, l’actrice américaine a accepté d’aller au Vietnam pour jouer ce rôle. Elle est allée à Hanoi pour aider la révolution vietnamienne. Maintenant, il faut poser la question : « Comment aide-t-elle ? » Ou plus précisément : « Comment joue-t-elle ce rôle ? » L’actrice américaine au travail sur cette image aide le peuple vietnamien dans sa lutte pour l’indépendance. Mais elle n’aide pas seulement au Vietnam, mais aussi aux États-Unis et en Europe, puisque cette photo nous est aussi parvenue en France. En regardant cette photo, nous sommes librement obligés de demander : « Est-ce que cette photo nous aide ? » Et surtout : « Est-ce qu’elle nous aide à aider le Vietnam ? » Le Vietnam nous force à poser cette question.
Assemblage d’éléments, ou d’éléments d’éléments. Ni « L’Express » ni la militante américaine n’ont fait la distinction entre Jane Fonda en train de parler, posant des questions, et Jane Fonda en train d’écouter. Pour les Vietnamiens, au stade actuel de leur lutte, le plus important dans cette photo est le fait que Jane Fonda est dessus. Selon nous, il leur importe peu qu’elle parle ou qu’elle écoute, parce que le silence est tout aussi efficace. L’important, c’est qu’elle est là. Mais ici, en 1972, la chose la plus importante n’est pas nécessairement la même. Nous devons apprendre ce qui détermine ce « nécessairement ». Nous n’avons pas pu nous empêcher d’observer que le texte sous la photo mentait quand il disait que l’actrice parlait aux habitants d’Hanoi, puisque la photo montrait clairement que la militante écoutait. Et puisque nous avons besoin de la vérité contradictoire de cette image, et non pas de sa vérité éternelle, il est également important pour nous de faire observer que « L’Express » ment à tous les niveaux. Mais nous devons ajouter que si ce magazine est capable de mentir, c’est parce que l’image rend possible ce mensonge. En fait, « L’Express » tire avantage, profite de l’autorisation implicite de l’image de cacher le fait que la militante est en train d’écouter. En disant qu’elle parle, et qu’elle parle de la paix au Vietnam, « L’Express » peut éviter de préciser quelle paix, laissant l’image en décider seule, comme si l’image disait précisément de quelle genre de paix il s’agit. Nous avons prouvé que ce n’était pas le cas. Mais si « L’Express » peut faire ça, c’est sans doute parce que l’actrice américaine exprime sa lutte de militante en ne disant rien d’autre que : « Paix au Vietnam », et parce qu’elle ne se demande pas quelle paix exactement, et particulièrement quelle paix en Amérique. Et si elle ne se pose pas encore cette question, ou si elle n’en est pas capable, ce n’est pas parce qu’elle continue à agir comme une actrice et non pas comme une militante, mais au contraire, parce qu’en tant que militante, elle ne se demande pas encore quelle nouvelle approche, quel nouveau style pourrait s’appliquer à sa fonction d’actrice, à la fois techniquement et socialement. En d’autres termes, elle ne considère pas l’activité militante en tant qu’actrice, même si les Nord-Vietnamiens l’ont invitée précisément en tant qu’actrice militante.
Et elle parle depuis un autre endroit que celui où elle se trouve vraiment, l’Amérique, ce qui intéresse les Vietnamiens avant tout. C’est pourquoi elle cache aussi le fait que la chose la plus importante dans cette image est l’écoute. Écouter le Vietnam avant d’en parler, tandis qu’au même moment, Nixon, Kissinger et leur grand baril de poudre n’écoutent rien, ou refusent d’écouter quoi que ce soit lors des négociations de Paris. Nous devons être en mesure d’examiner cette mascarade. Et démasquer l’hypocrisie de Nixon ne consiste pas à dire : « Paix au Vietnam », parce qu’il le dit lui aussi, tout comme Brejnev. Il faut dire le contraire de ce qu’il dit, il faut dire : « J’écoute les Vietnamiens qui vont me dire quelle paix ils veulent pour leur pays. » Et en tant qu’Américain, il faut dire : « Je vais fermer ma gueule, parce que j’admets que je n’ai rien à dire là-dessus, les Vietnamiens doivent dire ce qu’ils veulent, et je dois écouter puis faire tout ce qu’ils disent, parce que je ne fais pas partie de l’Asie du sud-est. » Le reste n’est que mascarade. »
[1] Mao Zedong, D’où viennent les idées justes, 1963.
[2] Gross Rating Point : littéralement « point de couverture brute », indice de pression d’une campagne publicitaire sur une cible définié.
[3] Célèbre marque américaine de cosmétiques.