La sculpture, dans plusieurs de ses dimensions, met en évidence que le retranchement est un moment décisif de l'œuvre d'art, et peut même devenir l'une de ses conditions de possibilité les plus intimes. Il faut souvent retirer de la matière à la matière pour lui adjoindre une forme. Cette affirmation peut sembler fort triviale. Elle nous rappelle pourtant que le geste artistique naît le plus souvent d'avoir affaire à un trop plein, à un excès auquel il doit se confronter, et ainsi le rencontrer véritablement, pour se développer. En 1969 à Bern, dans l'exposition mythique When Attitudes Become Form, Lawrence Weiner retirait du plâtre sur l'un des murs de la Kunsthalle, proposant une pièce qui est un creux d'une surface de 90cm2 (1). Cette pièce, tout en interrogeant l'art pensé comme une production d’objets autonomes, montre avec une acuité saisissante que la présence de l'œuvre, et sans doute est-ce vrai de toute de toutes formes de présence, est corrélative d'une absence et vient à nous dans un mouvement qui est aussi un retrait. Dans cette perspective, la pauvreté, la retenue, la désappropriation deviennent des modalités essentielles du faire artistique et de ses produits. En effet, dans son processus même, il peut demander à son matériau de s'écarter de lui-même pour faire émerger en lui un sens nouveau.
Cette problématique habite le projet de Pauline Bastard et le travaille en profondeur. Par son titre même, Etats de la matière nous adresse un ensemble de questions indissociables du travail plastique qu’il développe. La seule juxtaposition du pluriel et du singulier prend acte de la plasticité de la matière en tant que telle, qui serait d'emblée, et avant toute intention artistique, engagée dans un processus de transformation et de création. Dans son modus operandi également, ce projet donne à penser que la matière a toujours déjà été disposée et travaillée pour qu’un désaisissement proprement artistique puisse faire émerger en elle de nouvelles capacités, de nouvelles possibilités plastiques. Les ruines et la fragilité manifeste de la petite architecture - qui constitue le fond de réserves, en quelque sorte, sur lequel se déploie la performance - semblent indiquer que la demeure a été comme apprêtée par le temps et l’usage pour pouvoir, prise dans un mouvement impulsé par l'intention artistique, mais qui la dépasse et la transcende, s’épandre dans le paysage, le peindre et le sculpter discrètement, par d’infimes et de délicates touches de poussières.
Etats de la matière s'ouvre sur l'acquisition par Pauline Bastard de cette maison en ruine à Saint Yaguen, dans les Landes, obtenue par contrat à des fins de démontage et moyennant un euro symbolique. Ce moment de contractualisation est important, car tout en datant le commencement de la pièce, il montre que cette dernière, en s'emparant de l’objet, préserve et inclut en elle quelque chose de sa provenance, de son avoir été. En ce sens, la signature marque non seulement les frontières et le cadre de la performance, mais aussi un changement dans le sens et la raison d'être ici de cette petite bâtisse en ruine autour de laquelle le projet va éclore. Tout changement, pour être compris tel qu'en lui-même il est, doit nous laisser entrevoir dans son après des traces de son avant. Différents états de cette matière qu'offre la maison se laissent d'emblée, au seuil même de l'acte performatif qui va en susciter bien d'autres, embrasser d'un même coup d'œil. Pauline Bastard travaille tout autant avec un espace physique qu'avec l'histoire d'un lieu que l'œuvre, en la continuant dans une direction inédite et inouïe, prend en charge et en héritage.
Etats de la matière s'efforce ainsi de retrancher une maison du sol où elle se trouve, et qui reprendra, à l'issue de la performance, son statut de terrain vierge. Menée à plusieurs mains, cette performance est à la fois une opération dans le paysage et une opération du paysage. Le retrait, ce mouvement de dissémination de la matière que propose Pauline Bastard, modifie l'environnement même qui l'accueille. Il ne s'agit pas seulement de démonter une maison, mais d'écrire l'œuvre à même le sol, dans divers lieux, en y déposant plusieurs traces qui resteront sans doute invsibles au regard du passant, incapable le plus souvent, faute de prêter au paysage une attention véritable, de distinguer une pierre d'une autre pierre, une poussière d'une autre poussière. Le soin et la précision avec lesquels les jeunes filles dispersent des résidus sur le sol sont aussi une manière de mettre en évidence la plasticité du monde qui nous entoure. Le dessin tracé par plusieurs cailloux, les traînées de poussières dessinées lors du versement d’un sac de gravâts, la disposition précise d'une poutre en bois mangée par le temps sous les broussailles, tous ces gestes s'inscrivent dans une seule et même composition du paysage. Etats de la matière doit être habité par une générosité et une confiance sans faille pour dessiner ces formes les moins assurées et dont la beauté est intrinsèquement liée à leur caractère fragile et éphémère.
Il faut dire encore quelque chose des témoignages vidéos qui accompagnent la performance. Filmées en plans fixes, et souvent en plans séquences, ces captations documentent le démontage de la demeure, mais participent également du processus de disparition dont elles cherchent à faire mémoire. Dans Le mur, le cadre s'attarde sur les mains de Pauline Bastard, qui creusent l'une des parois de la maison. Pendant plusieurs minutes, les doigts évident la pierre, jusqu'à ce qu'un trou significatif prenne place près d'un linteau en bois, et crée une ouverture au centre de l'image. Le creux et l'absence de matière tracent une forme inédite. En s'y arrêtant quelques dizaines de secondes, la caméra inscrit cette forme, qui pourrait n’être qu'un trou, qu'une lacune supplémentaire dans les ruines qui continuent de nous faire face, dans un autre régime d'expression, celui du projet précisément, qui se donne, à travers les plans vidéos qui le documentent, comme une collection de tâches et de signes réalisés à l'aide de tronçons de bois, de pierres et de poussières.
Les autres séquences vidéos, réalisées selon ce même dispositif à la fois simple et évident du plan fixe et du plan séquence, mettent en scène plusieurs moments de dispersion de la matière recueillie au cours de la déconstruction de la maison. Dans des cadres et des champs dont la profondeur peut varier, Pauline Bastard et plusieurs de ses amies composent, en continuant de laisser des traces et glisser des indices ici et là, des figures et petits aplats de couleur sur le sol que la caméra, là encore, prendra le temps de contempler à la toute fin du plan, même si notre œil, la scène se jouant parfois trop loin, au fond de l'image, peut ne rien en percevoir. Les gravats qu'elles vont chercher pour mener à bien leur ouvrage se situent hors champ. La mise en scène nous laisse clairement imaginer que la maison, ou plutôt ce qu'il en reste, est juste là, à portée de main. Le tas de pierre a pourtant disparu, occulté par un cadre qui joue avec lui. La matière est d'ores et déjà passée, par cette petite, mais très pertinente mise en scène, à un nouvel état, elle a rejoint ces landes plus vastes que tout édifice que nous pourrions y construire, où les éléments ne cessent d'agir (dans) le paysage. Il est beau que tout l'effort d’un artiste puisse être de se donner pour adjoints et compagnons la pluie et le vent, et de travailler de concert avec eux pour ouvrir nos sens à ces minuscules formes qui font le paysage une source d’émerveillement et une puissance d’éveil de notre regard souvent éteint, et nous invitent à pénétrer dans une demeure aux dimensions du monde.
(1) A 36''x36'' Removal to the Lathing of Support Wall of Plaster or Wallboard from a Wall, 1968. L'exposition When Attitudes Become Form, orchestrée par Harald Szeeman, a été rejouée dans l'espace de la Fondation Prada à Venise en 2013.
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Retrouvez la présentation du projet et plusieurs éléments visuels (photos et vidéos) sur le site de Pauline Bastard et sur celui de la Galerie Eva Hober.