Olivier Dubois / Tragédie

Olivier Dubois lance systématiquement ses performeurs à la charge, sans cesse recommencée. Cette nouvelle création puise sa force indéniable, non pas dans l’élan vital de chacun de ces dix-huit danseurs et danseuses, mais dans des règles combinatoires froides, efficaces, écrasantes. Les corps chauffés à blanc s’épuisent dans les rouages d’une machine grandiose, désincarnée : Tragédie.

Lors de la dernière édition du festival d’Avignon, répercuté entre les épais murs du Cloitre Saint Louis, dans une enceinte placée sous le regard muet d’un bestiaire médiéval, le va et vient de dix-huit hommes et femmes a créé un effet dévastateur. Plus que les corps, c’était les pierres qui se mettaient à raconter. Sur le plateau du 104, l’imparable machine de Tragédie se retrouve face à elle même, ses engrenages fantasmatiques quelque peu exposés.

Il y a d’abord ces frappes basses, assez espacées, à la régularité d’un métronome. Dans la lumière froide, bleutée, une première performeuse quitte les coulisses et s’avance vers le bord de la scène avant d’y retourner. D’autres, hommes et femmes, vont suivre, seuls, à deux, à trois ou davantage. Une marche s’engage, obstinée. Entrées et sorties, pas décidés qui frappent le sol, marquent une cadence martiale. Des permutations mathématiques tentent de brouiller la lisibilité de cette charge à chaque instant répétée. Les corps qui s’y jettent sont magnifiés par leur détermination, et leur nudité en devient le plus beau, le juste appareil. Pourtant, le rythme tyrannique ainsi installé écrase et emporte toute trace d’humanité. Nuances et textures de peau, carnations diverses et postures de maintien des plus disparates sont balayées par un effet pesant d’accumulation.

Maguy Marin (Umwelt, 2004) et avant elle Anna Halprin (Parades and Changes, 1965) enclenchaient également des marches, allers et retours, qui jouaient pleinement des potentialités des coulisses. Plus que la profusion d’accessoires, dont Olivier Dubois fait certes la plus radicale économie, c’était une irrépressible liberté envers toute idée de cadence imposée qui éclatait les carcans d’une lecture univoque et constituait leur force turbulente et subversive. Même dans leur actes manqués, dans les gestes nerveux, disjonctés qui commencent à surgir au fil de Tragédie, les performeurs continuent à obéir à une impulsion extérieure qui les traine au bord du plateau, jusque dans la chute. Cette humanité entamée se refuse une fois de plus toute forme d’individuation.

Le chorégraphe ménage pourtant de magnifiques moments de danse lente, lourde de sens et de promesses, à la lisière de l’obscurité accueillante des coulisses. Des arrêts nets focalisent parfois dans un seul corps figé la tension colossale engrangée par la machine au point de dérailler. Une exubérance furieuse et désespérée se saisit à un autre instant de tous ces corps qui cherchent l’extase dans le frémissement des chairs. Et immanquablement, le tempo reprend le dessus, les rangs se reforment. A la fin de la pièce, épuisés, ces admirables performeurs sont toujours débout, prêts à en découdre.

Révolution, inégalable opus qui lançait en 2009 cette trilogie, poussait également jusque dans leurs derniers remparts les interprètes. Elles, une douzaine de femmes en l’occurrence, sortaient transcendées d’un combat éreintant avec les cadences lancinantes d’une version arrangée du Boléro de Ravel. Elles avaient su faire triompher chacune son rythme bien à elle dans les entrelacs de ses accords. Tragédie s’attache à une vision surplombante, ambitionne de régler même le délire, et tient sa puissance incontestable des mouvements de foule des péplums de l’âge d’or du cinéma hollywoodien.

 


Crédits photos : François Stemmer
| Artiste(s) : Olivier Dubois

Publié le 15/10/2013