Le festival Les Inaccoutumés démarre en trombe cette année avec Les Chiens de Navarre dans une forme de grands jours. Pina, Béjart, les Walkyries, les jumelles de Shining, tout y passe, emporté par l’énergie folle et irrévérencieuse de performeurs hors normes.
Leur recette marche à merveille : des dialogues et improvisations brillantes et parfaitement désopilantes qui viennent gratter les endroits sensibles de la société contemporaine et pointer du doigt les tics du milieu de l’art. Le bouche à oreille fonctionne et les salles se remplissent. Entre nouvelles pièces et tournées de spectacles plus anciens, l’année 2013 s’annonce chargée pour Les Chiens de Navarre. Le collectif n’a pourtant pas peur de se renouveler. Les danseurs ont apprécié la qualité du parquet, création dédiée à la grande salle de la Ménagerie de verre dont la dalle en béton brut est couverte pour l’occasion, non pas de parquet, mais de terreau gras et frais, à l’odeur saisissante, s’attaquent de front à la danse – classique, moderne, contemporaine, au cinéma, dans les dancings et les fêtes.
Les mauvaises langues pourraient dire que la danse n’est ici qu’un prétexte comme un autre, nouveau Traité de Rome, ce clou autour duquel s’enflammaient les échanges de l’une de leurs précédentes créations. Il n’en est rien ! Le dernier volet de la pièce, long, très long, totalement assumé, qui se développe sur la durée du Boléro de Ravel, en est la preuve.
Certes le piétinement serré des jambes, les ondulations du basin renvoient directement à Béjart et à toute une mythologie de la danse qui s’est construite sur la glorification d’un « beau » corps, sculptural, à forte charge érotique. Il y a dans ce choix un véritable positionnement artistique, un statement qui s’impose avec évidence dans la progression des morceaux égrainés par la pièce. Leur terreau est la culture populaire, les formes mineures, la revue, les claquettes, le hard-rock et les films de série Z. Les seules références savantes, le Lac de cygnes ou Roméo et Juliette, sont désormais des standards, des clichés fixés dans l’imaginaire collectif. Béjart est encensé pour avoir décloisonné la danse de ses carcans élitistes. A travers leurs corps atypiques, Les Chiens de Navarre chassent les derniers soupçons d’exotisme. Tout comme les secousses torrides du zouk ou les déhanchements de la danse Bollywood auparavant, ils s’approprient ce boléro de manière directe et littérale. La frontalité de leur approche est édifiante et, sur la longueur, pas si évidente à tenir.
Performeurs aguerris, maitres des joutes verbales, des énormes coups de gueules, maniant une parole ravageuse et décapante, habitués aux accélérations rapides des entrainements de fitness (L’autruche peut mourir…ou encore Pousse ton coude dans l’axe) et des ruptures de rythme, surprenants aussi dans des actions coup de poing fulgurantes et radicales, éclats dévastateurs, tel ce magnifique acharnement contre une chaise dans leur précédente création Nous avons les machines, les Chiens de Navarre gardent ici la mesure obsessionnelle de la partition. La fatigue intervient, la concentration se lit sur les visages qui ont ôté leurs masques. L’épuisement, notamment après le débordement d’énergie de la partouze dans les voitures, dans les champs ou dans les bois – chacun puisera dans ses propres références – se fait sentir. Et pourtant ils font preuve d’une obstination féroce.
La musique et les murs qui l’accueillent nous renvoient à Révolution d’Olivier Dubois, donnée pour la première fois à la Ménagerie de verre. Il est tout à fait probable que le clin d’œil soit involontaire, tout comme la poule égarée parmi les hard-rockeurs en chaleur pourrait ne pas être un hommage caché à Yves Noel Genod et aux volailles qu’il amenait déjà sur la dalle en béton de la Ménagerie de verre lors de l’édition 2010 de l’Etrange Cargo, Rien n’est beau. Rien n’est…. Au delà de son efficacité immédiate, la pièce des Chiens de Navarre recèle bien des subtilités sans pour autant être inaccessible aux non-initiés du milieu de la danse contemporaine.
Pour revenir à ce formidable boléro, la cadence est donnée par Céline Fuhrer. Un à un les performeurs la rejoignent. Le groupe, pourtant bien connu pour ses fortes personnalités, se meut d’un seul pas. Ils sont fragiles et beaux dans leur entêtement. Ce face à face avec le public est un moment de profonde honnêteté, d’un engagement total. Les Chiens de Navarre esquivent la facilité, relèvent le défi, jettent leurs corps dans la bataille, à visage découvert cette fois-ci. La présence de Thomas Scimeca, blessé pendant les répétitions pour cette création, dernier à entrer dans le rang et dernier à couvrir leur retraite dans le rythme, en dit long sur la radicalité de leur engagement physique. Leur danse finale est enthousiasmante à plus d’un titre.
Les danseurs ont apprécié la qualité du parquet, à la Ménagerie de verre, dans le cadre du festival Les Inaccoutumés,
les 13 – 17 novembre 2012.