Les titres de ses pièces sont d’une sincérité désarmante. Parfois prêts à nous perdre dans des considérations labyrinthiques, déployant des univers imaginaires, tintés d’un brin d’absurde, parfois concis, renfermant toute la saveur d’une qualité dominante qui donne la texture de la pièce, toujours ouverts, ces titres invitent à des jeux d’associations des plus surprenants. Il en va ainsi du Bénéfice du doute. Un réseau de significations possibles se nourrit tout au long de la pièce et pourtant le doute travaille la racine même de la danse proposée sur scène. Car pour cette création, l’artiste avoue vouloir partir justement de la danse, indépendante de tout conditionnement lié à un espace scénographique. Il revisite ainsi des pans entiers de l’histoire chorégraphique, reprend à son compte des lignes et des rapports de forces entre l’individu ou le duo et le groupe mené à l’unisson, enfin explore des états de corps – une certaine rondeur des corps englobants, un morcellement des corps segmentés. Et pourtant, sur cette écriture très précise et très fine du mouvement dansé plane un doute, menace muette d’un corps opaque, sans consistance, inanimé. En effet, chaque danseur porte sur scène son double sous la forme d’un mannequin de taille humaine, vêtu de ses propres habits, avant de le hisser dans les hauteurs, suspendu par une corde. Cette lente introduction a quelque chose d’apaisant et attentionné. Ces gestes simples sont empreints d’une certaine douceur et leur répétition peut être vécue à la manière d’un rituel funèbre. Le trouble s’insinue dans les contrastes : la salle est encore allumée, plus bourdonnante qu’à l’accoutumée. La création sonore, signée par Scanner, reprend la rumeur constante, traversée par moments par un éclat de rire, d’un public en train de s’installer avant la représentation. Cet infime décalage fait vaciller l’unité de l’espace-temps du spectacle et ouvre les voies de la fiction.
Une fois les mannequins hissés dans les hauteurs, les danseurs s’allongent l’un à côté de l’autre au milieu du plateau, tels des corps inanimés, victimes collatérales d’un possible combat. Mais le côté morbide est rapidement évacué par la plasticité abstraite de cette composition. Un jeu de rangement et de symétries symboliques s’impose entre la dimension verticale et l'horizontalité où danseurs sont cloués au sol. A leur immobilité rigide répondent les vagues oscillations et le léger balancement des mannequins au bout de leur corde. La fragilité de ces mouvements improbables nous renvoie à la première installation chorégraphique de Christian Rizzo, 100% polyester, objet dansant n°( à définir). Le corps est au cœur de cette nouvelle création de l’artiste, vivant et mu par des pulsions, ou masse opaque et maniable, décomposée sur les axes du système sagittal.
Ainsi la danse est littéralement placée sous les auspices de cette forêt de pendus. Dans la bande son, on croit entendre par moments le craquellement des branches auxquelles ils sont attachés. Maurizio Cattelan a réalisé Sans titre en 2004, une œuvre constituée de plusieurs mannequins suspendus dans un arbre en plein centre de Milan. C’est une image parmi biens d’autres que le dispositif appelle. Ces mannequins sont descendus et entrainés dans une danse qui relève du corps à corps, puis rangés au sol, tels des cadavres anonymes, dans une configuration qui rappelle la posture des danseurs au début du spectacle. Et une nouvelle œuvre de Cattelan nous vient à l’esprit. Il s’agit de All, réalisée en 2007, et qui consiste en neuf corps gisant sous des linceuls sculptés en marbre blanc de Carrara au Palazzo Grassi à Venise. L’artiste italien, dont une première rétrospective s’est achevée en janvier 2012 au Musée Guggenheim à New York, est connu pour sa propension à reprendre à son compte et travailler des tropes qui hantent l’imaginaire collectif. Le détour par de telles références enrichit la création de Christian Rizzo et fait revenir l’élément scénographique, qui semblait laissé de côté, de manière inattendue.
La séquence finale donne pourtant raison à une danse qui s’affirme avec violence, une danse tellurique et obstinée, d’une puissance implacable. Les danseurs se placent aussi, dans un face à face, en miroir inversé, avec les mannequins alignés au sol. Ils se prennent les mains et se lancent dans une danse folle et pourtant bien ordonnée, une ronde effrénée qui tourne autour du plateau, comme pour sécuriser l’espace. Son énergie primaire s’apparente à des rituels païens. Le rythme binaire s’accélère, impitoyable, jusqu’au crash final. C’est un moment d’une beauté rare et crue.
Le bénéfice du doute au Théâtre de la Ville, du 30 janvier au 1er février 2012.