Y avait-il des marins pêcheurs dans la grande salle de cinéma du Centre Georges Pompidou lors de la présentation du film Leviathan en janvier dernier ? J’en doute fort. La projection avait lieu dans le cadre du festival Hors Pistes et j’ai remarqué que les pêcheurs, et plus globalement les agriculteurs, les ouvriers, les employés de bureau, les commerçants sont peu nombreux dans ce type de manifestation. Paradoxalement, ils sont souvent à l’écran, comme si l’on affectionnait que soient filmés et montrés ceux qui ne sont pas dans la salle. Les travaux sont dits « ethnologiques » ou « anthropologiques » et ont pour point commun de chercher à escamoter, via des dispositifs esthétiques et techniques d’apparence sophistiquée, les positions occupées a priori par le filmeur et le filmé. Les stratagèmes les plus partagés de ce cinéma sont l’absence totale de commentaire, de parole « auteurisée » ; le refus de contextualiser ou d’expliquer la démarche ; enfin une subversion organisée de ce rapport en donnant par exemple la caméra à celui ou celle qui fait « l’objet » du film. Il s’agit précisément d’éradiquer ces termes, de ne plus penser sujet d’un côté et objet de l’autre. Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor, auteurs de Leviathan (sorti en salle en France à la fin du mois d’août après avoir fait sensation dans de nombreux festivals), l’ont dit sans frémir à l’issue de la séance : ce film est « sans point de vue ». Ou plutôt, les points de vue prétendument adoptés n’en sont pas puisque ce sont ceux des objets, des animaux. En révéler la condition au sein du régime de pêche industriel, c’est dénoncer une chaîne qui va du poisson au consommateur en passant par le marin. Autrement dit, nous serions tous dans le même bateau…
C’est l’inverse que ce moment de projection m’a donné à éprouver : un « partage du sensible », selon l’expression de Jacques Rancière, propre au monde contemporain, dont le film est le produit et qu’il perpétue. Leviathan se présente comme un magma visuel et sonore, faisant jouer à plein les puissances d’automate du cinéma : des caméras ont été disposées un peu partout sur un bateau en pleine campagne de pêche, du casque d’un marin à la proue du navire, enregistrant des images à la fois dégradées et spectaculaires des éléments, de la machine, des animaux, des cadavres d’animaux, de la tempête, de la nuit, etc. Un mixage sonore très dynamique accentue les effets de matière et sature l’espace de sons en tous genres. « L’objectivité » revendiquée du dispositif de tournage (les plans ne sont pas cadrés, les caméras filment « toutes seules ») est ainsi contrebalancée par un formalisme manifeste dans le traitement des éléments recueillis. La bande-annonce du film donne une idée claire de cette esthétique qui n’évolue en rien du premier au dernier plan. Les auteurs de Leviathan sont fascinés par leurs images, par la bête et sa beauté. Là où le bât blesse, c’est qu’ils en oublient de dire qu’ils l’ont construite, de rappeler que Léviathan – jusque dans son titre, le projet est d’une cohérence intellectuelle implacable, quelque peu effrayante – n’est qu’un fantasme. Non, ce « documentaire » n’a pas été réalisé « avec les pêcheurs » (véritable poncif intellectuel) comme le revendiquent Paravel et Castaing-Taylor dans un entretien, pour la bonne et simple raison que les pêcheurs travaillaient pendant le tournage. Eux ne retirent aucun Léviathan du fond des mers, mais des produits qu’ils vendent pour gagner leur vie. Ce faisant, ils pensent peut-être à autre chose, au cinéma ou à la poésie, élaborant leurs propres fantasmes, ce que le film ne permet pas d’imaginer, les assignant eux aussi à la Bête, à la bêtise. Le seul qui nous est montré un peu longuement est obèse et somnole devant la télévision.
Tentons de cerner l’arrière-plan philosophique de l’entreprise en précisant pour commencer que le film est un projet du Sensory Ethnography Lab de l’université d’Harvard dirigé par Castaing-Taylor. Ce laboratoire se propose d’explorer les possibilités offertes par l’art et les nouveaux médias en matière de recherches ethnographiques et de mise au jour « des dimensions de la vie et du monde qu’il est difficile de rendre avec les mots seuls ». Ainsi, comme le racontent les auteurs, c’est une recherche anthropologique engagée dans le port de New Bedford sur la vie de ses pêcheurs qui a pris la forme de ce travail cinématographique après une première expérience à bord. Tout cela n’est véritablement compréhensible qu’en le reliant aux travaux du maître à penser des deux réalisateurs, le philosophe Bruno Latour, qui fût notamment le professeur de Verena Paravel lors de son passage à l’École des Mines. Latour, dont le dernier ouvrage, Enquête sur les modes d’existence, est entièrement accessible en ligne, entend dépasser les trois dialectiques structurantes, mais, selon lui, illusoires, de la pensée occidentale dite « moderne » : nature/culture, sujet/objet, intérieur/extérieur. Il s’agit de nous amener à tout concevoir en termes de réseaux, de chaînes de construction. Il est par ailleurs à l’initiative du projet SPEAP à Sciences Po qui réunit lui aussi chercheurs et artistes pour les amener à produire des objets hybrides à même de restituer la complexité d’un terrain envisagé comme maillage de pratiques, de techniques et de représentations. Aussi, dans cette perspective, le pêcheur, le poisson, le bateau, le filet qu’il traîne, les mouettes qui le suivent forment une chaîne qu’il est nécessaire d’appréhender dans son ensemble pour dire ce qu’est la pêche. Leviathan serait alors à considérer comme le résultat d’une enquête sensorielle au moyen du film sur cette série d’acteurs, tendant à montrer combien l’humain s’articule au non-humain (pour parler comme le philosophe).
Pourquoi le film m’a-t-il semblé pervertir cette approche, que je peux trouver par ailleurs riche et intéressante ? Parce qu’il ne dit pas qu’il construit – dimension si chère à Latour–, qu’il fabrique son Léviathan au moyen d’innombrables artifices esthétiques (j’ai parlé du mixage, mais les très courtes focales et les angles de prises de vue contribuent également à l’engendrement du monstre). Et parce qu’il relève bel et bien d’un point de vue que le dispositif, en tentant de l’effacer, ne fait que renforcer : celui de deux chercheurs « en quête de sensations ». Tout le film participe d’une relation exotique à la mer, à l’animal, au travail manuel, à la pêche dans son ensemble. En s’attachant à nous fasciner, à nous stupéfier, il nous tient à distance. En cherchant à nous faire monter à bord, il nous scotche à nos fauteuils parisiens. Il nous rappelle sans le vouloir que les pêcheurs ne sont pas dans la salle et que ce n’est pas un hasard. Ils risqueraient de nous dire qu’ils aiment bien leur métier, qu’ils n’échangeraient leur place pour rien au monde et qu’ils trouvent le métro bien plus inhumain que leur bateau. À l’inverse de ce que Leviathan laisse entendre, pour lequel de la pêche au péché, il n’y a qu’un pas. À grand renfort de sensations, c’est au repentir que le film nous invite (il suffit de lire les critiques de la presse et les réactions des spectateurs sur internet pour s’en convaincre) devant ce monstre que nous avons créé, et par le biais de l’art, c’est la rédemption qu’il promet. Comme le dit Chris Marker dans Level Five, les films n’ont pas d’odeur, sans quoi il serait impossible de montrer la guerre au cinéma. C’est à ce défaut de réel que j’ai pensé ce soir-là en observant les spectateurs quittant Beaubourg le nez sur leur écran. Époustouflés par la monstrueuse beauté de Leviathan, plein de pitié pour les forçats de la mer, ont-ils prêté attention en rentrant au clochard affamé sur leur quai de métro ? L’ont-ils seulement vu, occupés qu’ils étaient à consulter sur leur téléphone le site du Sensory Ethnography Lab ? Ce qui est sûr, c’est que pour eux : « les poissons panés, c’est terminé ! »