C'est d'abord une rumeur, un fond sonore qui donne à entendre que c'est à une expérience peuplée que le titre nous envoie. Le regard de la caméra, et le notre avec lui, devront eux-mêmes s'immerger dans la foule et se laisser gagner par un environnement déconcertant, qui nous est à la fois étrange et familier. Il nous semble avoir déjà vu ces tableaux vivants, à l'imagerie kitsch stupéfiante, qui veulent dire la gloire divine, ou ces scènes d'un possible théâtre qui retracerait la vie de Jésus. Il y a pourtant quelque chose de décisif dans ces images liminaires, dont on comprend d'emblée qu'elles n'ont pas été produites pour la caméra, qu'elles ont été reçues par celle-ci sur un mode documentaire et immédiat. Il doit donc exister quelque part un lieu où la passion divine est jouée pour les passants qui veulent s'y arrêter.
Ce n'est pas tant par son sujet — Jésus, entre le sermon sur la montagne et sa crucifixion —, que par les modalités de sa captation qu'Holyland expérience de Pierre Moignard est un film troublant et singulier. Tourné dans un parc éponyme qui se trouve dans l'état d'Orlando aux Etats-Unis, le film, et c'est son dispositif même, doit se prêter au jeu des attractions et des divertissements, proposés à la foule à des fins d'évangelisation.
Les scènes de la vie de Jésus jouées dans le parc annihilent le sens même de la passion christique dont elles se revendiquent. Le grimage des interprètes, leurs mimiques et expressions semblent impuissants à actualiser le message autour duquel ils se déploient pourtant. Le film se noue sur une absence, que la bande son, empruntée à Ordet de Dreier va permettre de nommer. Les interprètes donnent corps en effet à des formes vides, dont la caméra capte nécessairement la vacuité. Ce faisant, elle documente la perte de l'image — en l'occurrence de l’image Dieu — que ce vaste complexe met en œuvre en voulant l'offrir aux familles et aux enfants qui viennent s'y détendre.
Pour autant, Pierre Moignard ne renonce pas à faire de son film, et donc, d'une manière ou d'une autre, de l'espace où il s'accomplit, le moment de cette expérience promise par le titre. Comment retrouver, au-delà des salles de jeux pour enfants, et des automates sculptés à l'image du Christ, cette terre où quelque chose de sa voix peut encore être entendu ? C'est par le biais de la bande sonore qu'il est possible d'aller, par les images, dans un lieu plus lointain que celui où elles nous conduisent d'elles-mêmes. Les propos du fils Johannes dans Ordet introduisent dans les images une brèche par où peut retentir cette parole perdue dans le parc et pours ses visiteurs. La langue (danoise) dans laquelle ils nous viennent met en évidence que ce décor est construit pour la seule errance de la foule et ne laisse pas de trahir le texte dont il se revendique. Dans cette rencontre entre sons et images, à travers quelques brefs plans, quelque chose d’inouï se produit, un surcroit imprévisible franchit vers l'écran, comme une profondeur retrouvée, au travail, ici et maintenant, pour rejouer ce récit deux fois millénaires que le parc veut raconter sans pouvoir, faute de se soucier de l'intériorité à laquelle il s'adresse, en restituer ni sens ni le poids véritables, et dont il faut observer, avec Manet, depuis son Balcon, comme il a transformé tous les arts dans leurs possibilités mêmes, jusqu'au plus récent, le cinéma, qui doit lui aussi s'éprouver, fut-ce pour s'en écarter, à l'aune de l'événement dont il témoigne.