Un danseur ayant pour seul accoutrement une perruque blonde est abandonné sur scène. Il s’agite, accueille les spectateurs qui s’installent avec des cris enthousiastes et des pitreries. Ses compagnons sont dans la salle. Le moment venu, ils démarrent leur action subversive : ils rampent dans les gradins, à la recherche du contact physique d’un public quelque peu familiarisé à ce type de traitement depuis l’intervention autrement intempestive des Gens d’Uterpan, plusieurs mois auparavant. Ce serait le premier intermède d’une série de plus en plus délirante : Dave St-Pierre œuvre pour remettre en question la barrière entre la scène et la salle et pour secouer les spectateurs de leur place confortable de consommateurs de culture – tout au long de la pièce, ils seront interpellés, parfois de manière tactile, par des gestes et actions qui débordent la scène, et seront amenés à s’interroger quant à la notion de spectacle et ses limites, obligés à prendre position face à l’excès.
La couleur était annoncée dès le départ, par la maîtresse qui mène le jeu de main forte, avant de s’effondrer vers la fin du spectacle, piégée par sa propre partition, prise dans l’engrainage d’une escalade du cynisme. Ses interventions, toujours à la limite de l’outrance, ponctuent la pièce, sa manière entertainment de s’adresser directement au public le maintient en éveil, et le fait s’interroger sur les limites du bon goût, du supportable. La violence ordinaire est exposée sous les feux de la rampe : celle qui régit les relations entre les sexes – et de ce point de vue Dave St-Pierre se place en héritier déluré et néanmoins digne de Pina Baush – mais aussi celle qui sous-tend les relations à l’œuvre dans le spectacle vivant. C’est précisément là que réside la force subversive de cette proposition toute en démesure. Les danseurs sont qualifiés explicitement de cheap labour, travailleurs de bas de gamme, dans une traduction mot à mot de l’anglais vers le français, qui débusque des sens cachés et met en lumière les mécanismes du sens commun à la base du langage quotidien.
L’entreteneuse installe des relations de domination, séduction et contrôle, elle se pose en prédateur dont sa culotte léopard est l’effigie. Elle joue avec les attentes du public, avant de le qualifier de loosers et d’alterner avertissements – vous n’êtes pas protégés, il n’y a pas de 4ème mur ! – et offres alléchantes – le pass VIP permet de toucher les danseurs après le spectacle ! Sa présence contraste avec l’insouciance enthousiaste d’un peuple de males perchés sur des talons et affublés de longues boucles peroxydées, qui piaillaient en se déplaçant sur scène, tel un lest criard, exubérant et déglingué, et prennent un plaisir fou, infantile et asexué à leur nudité. Dave St-Pierre met cette nudité en jeu et en espace : les fausses blondes sont lâchées dans les gradins avant que la maîtresse du jeu ne marque le retour à son ordre : pénétrons dans le vif du sujet ! Cette injonction sera prise au pied de la lettre. Les danseurs s’emploient à décliner tout au long de la pièce la gamme de situations et postures à l’œuvre dans les relations entre les sexes. Des duos en face à face désespérés tournent à l’hystérie qui ne fait que creuser davantage un précipice d’incompréhension séparant les protagonistes à la simulation explicite mais néanmoins ludique de l’autoérotisme et du sexe.
Un moment de grâce est atteint quand la scène se couvre d’une fine pellicule d’eau qui accueille les glissades irréelles des danseurs dans une harmonie légère et factice avant que les corps nus ne soient à nouveau pris de spasmes violents. Cette pièce à l’énergie foutraque fonctionne, se construit sur l’accumulation d’images fortes, choquantes et la brutalité, la violence des contacts, les aspérités et ratages – Dave St-Pierre nomme volontiers l’erreur et l’excès comme moteurs du processus créatif, ancrage dans l’ici et maintenant de la représentation – mettent en exergue et nous font désirer la douceur de certaines approches.
Un peu de tendresse bordel de merde ! est le deuxième volet de la trilogie Sociologie et autres utopies contemporaines, initiée avec la Pornographie des âmes. Si, en 2009, le spectre de sa maladie, la mucoviscidose, pesait lourdement sur sa création, ce dont témoignait le solo Over my dead body interprété par un Dave St Pierre fragile, traînant sa bouteille d’oxygène sur scène, le chorégraphe a retrouvé depuis lors de nouveaux poumons et l’énergie folle qui le caractérise. Le dernier volet de la trilogie est prévu pour l’automne 2011.