Myriam Gourfink / Temps tiraillés dans l'oeuvre d'Anish Kapoor

Myriam Gourfink déploie sa tessiture chorégraphique au sein de l’œuvre d’Anish Kapoor. Une expérience d’immersion amplifiée de manière vertigineuse.

Le Léviathan, œuvre d’Anish Kapoor qui sévit dans la nef du Grand Palais jusqu’au 23 juin, se révèle particulièrement accueillant, non seulement avec les milliers de visiteurs qu’il engloutit au rythme quotidien, mais aussi avec le spectacle vivant. Après les performances sonores de Charlemagne Palestine et Keiji Haino, c’est à la danse de vibrer dans son antre. Dans le cadre du Festival Agora 2011, Myriam Gourfink y présente une version des Temps tiraillés.


À sa création, en 2009, au Centre Pompidou, la pièce avait marqué les esprits par l’ambition d’un projet complexe d’écriture de la danse qui ménageait de vrais espaces de liberté aux interprètes. Présente sur le plateau, la chorégraphe intervenait en temps réel sur le déroulement de la danse à travers des partitions envoyées sur des écrans à portée du regard de chaque danseuse qui réagissait en direct à ses indications. Un état d’écoute intérieure et une disponibilité extrême permettaient aux interprètes de se laisser porter dans leurs retranchements ultimes par cette écriture à la fois acérée et sensible. La création sonore de Georg Friedrich Haas, jouée en live, contribuait à forger une expérience spectatoriale d’une grande exigence et générosité.


Dans l’atrium du Léviathan, sept danseuses, à une exception près les mêmes que lors de la création, vont porter la pièce. Le dispositif en est considérablement allégé : pas d’écrans et de partitions envoyées en live, pas de musiciens, juste un plateau assez exigu, enveloppé de près ou de loin par les parois de l’œuvre d’Anish Kapoor. La chorégraphe y réalise néanmoins l’un de ses vœux sacrifiés lors du projet initial : elle outrepasse le dispositif frontal, pour déployer un espace à 360°. Sa chorégraphie se révèle par à coups, telle une sculpture vivante, à l’instar même de l’œuvre qui l’accueille et qui demande à être arpentée. Le spectateur-visiteur choisit sa place et est responsable à chaque moment de son regard. Force est de remarquer qu’aux abords du plateau légèrement surélevés, cette expérience immersive conjuguée touche à son paroxysme. La proximité inattendue des corps des danseuses nous maintient sous l’emprise de micro-mouvements exécutés avec une précision qui frôle les limites de l’entendement, de cette énergie qui circule sans entrave aucune, débordant les corps et le plateau, résonant dans l’espace. Dans les respirations de la musique, les bruits du monde extérieur traversent les membranes de l’œuvre, échos lointains, familiers et quelque peu rassurants dans cette réalité déstabilisante que nous sommes en train d’expérimenter sur le mode d’un grisant mélange de tension et de lâcher prise.


La danse de Myriam Gourfink s’érige pour un précieux moment suspendu – temps tiraillé – en noyau de l’œuvre d’Anish Kapoor. L’osmose entre les deux actes artistiques est troublante. La circulation des énergies éveillées par le mouvement millimétré, fluide, donne de l’épaisseur au vécu et à l’espace, à la matière corporelle et environnementale. Nous pourrions poser les termes d’une équation réciproque et réversible : les danseuses et leur danse comme sécrétion pulsatile de l’œuvre, tout aussi bien que l’œuvre comme sécrétion matérielle, quasi-organique de leur force et concentration. L’une des danseuses parlait du cocon protecteur dont la chorégraphe les entoure, car l’une des particularités de Myriam Gourfink est de proposer un travail d’une exigence toute particulière qui nécessite une mise en condition physique tout autant qu’une totale disponibilité intellectuelle. Les danseuses entrent dans l’atmosphère de la pièce bien avant que celle-ci ne soit donnée et il est essentiel de s’y sentir protégé et en confiance. L’œuvre d’Anish Kapoor devient ainsi la matérialisation de cet espace privilégié. L’atmosphère amniotique, ouatée, tout en éclats de pourpre ou en tons denses et charnels, selon les humeurs du ciel qui plonge dans la verrière du Grand Palais, augmente la qualité irréelle, hypnotique d’un mouvement sans pause ni pose aucune.
Et si, à première vue, la précision de chaque mouvement semble trancher avec la douceur de l’environnement, c’est précisément parce qu’il aurait fallu peut-être un peu plus d’une demi-heure pour que la consistance s’installe.
 



Publié le 15/10/2013