L’appel de la sève vitale : Emmanuelle Huynh et Erwan Keravec
Un son aigu, à la fois plaintif et mélodieux, déchire la torpeur de l’après-midi d’été. Les gestes se perdent parfois entre le ciel et la terre, dans l’immensité de la prairie de Combourg. La rencontre entre Emmanuelle Huynh et Erwan Keravec a tout d’une tentative d’apprivoisement réciproque, ludique, brusque, tranchante parfois, énigmatique recherche visant à faire vibrer les poches d’air dans les poumons et les tissus selon les rythmes de cette peau chantante que le musicien active avec maestria. La cornemuse déploie ses espaces intérieurs, corps animé par un souffle qu’elle démultiplie prodigieusement. Emmanuelle Huynh évoque, à l’origine de ce projet, son désir de danser, au Japon, avec l’un de ces instruments ancestraux à la lisière du folklore et de l’expérimentation la plus pointue. Dans un spectre large allant des sonorités aux résonnances ancestrales aux bruits roques et terriblement organiques d’une bête qui s’abandonne, les appuis s’imbriquent, les corps se replient, les membres s’emmêlent, d’étranges embranchements sont à l’œuvre. Quand le silence s’installe, le bruit de la sève monte d’un peu partout. Extension sauvage. La 5ème édition vient de commencer. Quelque chose d’à la fois intime et démesuré vient d’avoir lieu dans la plaine. Le lendemain, dans les jardins du Château de la Ballue, dans l’écrin privilégie du bois de bouleaux, cette rencontre acquiert une toute autre texture, elle nous apparaît secrète, presque magique, sensuelle. Les trois corps, agis et agissants, s’adonnent à une exploration espiègle des étendues dermiques qui s’électrisent au contact et des volumes caverneux où le geste et le son puisent leur musicalité conjointe. Des verrous sautent, des canaux s’ouvrent, d’autres circulations deviennent possibles.
Strange Days
Les jeunes collaborateurs de Catherine Legrand et Anne-Karine Lescop investissent avec enthousiasme, confiance et engouement la pièce de Dominique Bagouet qu’ils ont repris il y a quatre ans déjà ! Extension sauvage, le festival initié par Latifa Laabissi, est aussi une histoire de fidélité, d’engagement dans la durée, de transmission et de travail souterrain, en deçà des temps de visibilité, tout au long de l’année, articulant pratique et réflexion, danse et paysage. L’exubérance quelque peu datée de Strange Days, nourrie dès sa création en 1990 par le souffle pressant de The Doors, est transfigurée par le plaisir contagieux de ses performeurs impétueux et passionnés qui semblent y trouver un parfait terrain de jeu, entre une adolescence qui s’éloigne et une jeunesse qui s’affirme fougueuse, pleine de pathos, déchainée.
Vera Mantero convoque une foule de figures minorées, en résistance, volontairement tenues en marge de l’histoire officielle de la danse
Sous la voûte de verdure de l’allée de châtaigniers, dans le sous-bois près du Château de la Ballue, une apparition hallucinée semble avoir été rendue possible par les derniers appels, lointains, de la cornemuse dansante d’Erwan Keravec. Une mystérieuse Chose, a dit e.e. cummings*. Vera Mantero reprend les mots du poète américain dans son hommage à Josephine Baker. La chorégraphe portugaise entretient un fidèle compagnonnage avec Extension sauvage. Le geste artistique et de programmation est audacieux qui invite à repenser le cœur même de cette pièce – arrachée à l’obscurité confortable, protectrice, du plateau de théâtre, essentielle au moment de sa création – en relation avec son nouveau contexte de monstration. Les stratégies d’apparition – disparition initialement à l’œuvre sont cruellement désactivées par la lumière du jour. Vera Mantero travaille désormais la perspective, nourrit une terrible tension du proche et du lointain. Sa présence s’inscrit obsessivement dans le paysage par le truchement du son amplifié, alors que sa silhouette est encore à peine visible. La distance qui nous sépare d’elle se densifie au fur et à mesure de l’avancée chancelante et entêtée de la performeuse juchée sur des cothurnes caprines. Atroce… une tristesse… une impossibilité … une absence…une chute…atroce ! Sa voix, murmurée, teintée d’un désœuvrement ébahi, s’instille au creux de l’oreille. De petites variations deviennent désormais visibles : les bras se tendent, comme pour embrasser le monde tout entier, les mains se crispent, les doigts se resserrent. Les mots se cherchent, se répètent, peinent à sortir autrement que par des soupirs : une tendresse atroce. Encore prisonnière de cette perspective qu’elle remonte péniblement, sa voix charriant le trouble et les mauvais présages, Vera Mantero nous apparaît tel un esprit de la nature déraciné. Encore quelques pas et ses muscles deviennent saillants sous sa peau nue, enduite de peinture noire. Les mimiques burlesques, de vaudeville, ne font qu’augmenter la charge politique de cette apparition profondément subversive. L’espace qui nous sépare d’elle, sur le point de se résorber complètement, est habité par une foule de figures minorées, en résistance, volontairement tenues en marge de l’histoire officielle. Vera Mantero les attise, les accueille, nous les met intensément en partage.
Myriam Gourfink : les épaisseurs organiques d’un devenir végétal
La progression est vertigineuse. La programmation imaginée par Latifa Laabissi et Nadia Lauro nous entraine à perdre pied, au cœur de la forêt, au bord de l’étang. Le son lancinant de la vielle à roue de Stevie Wishart nous appelle au loin. L’octobasse de Kasper T.Toeplitz sature l’atmosphère liquéfiée, opaline de cet endroit secret où la danse acquiert les pouvoirs de transmutation de la nature sauvage. L’art si précis et puissant de Myriam Gourfink est irrésistiblement augmenté au contact de la végétation envahissante.
Fruit des résidences successives dans les différents écrins de verdure de Nos Lieux Communs, du parc Jean-Jacques Rousseau, au Château de la Ballue, en passant par les jardins de Versailles, Etale, création 2016, contamine Extension sauvage par ses rythmes d’une vie infra-moleculaire, patiente et obstinée, silencieuse, immémoriale. Les danseuses sont prises dans de lents devenirs lianes, racines, buissons, font corps avec la masse végétale, évoluent subrepticement, telles de mauvaises herbes puissantes, malléables, vénéneuses. Une vibration électrisante active les cordes en boyaux de la vielle à roue, le son continu s’épaissit, monte en spirale. Des membranes gonflent et lâchent douloureusement. Une première nappe sonore se disloque dans des incantations viscérales. La danse est enveloppante, qui déferle paisiblement, inexorablement, impersonnelle, multipliant les prises instables, les appuis élastiques, les glissements hallucinatoires, prête à tout engloutir. Un champ infini semble s’ouvrir, propice à la prolifération des affects indicibles. Nous sommes entrainés dans des zones intermédiaires, dans les densités mouvantes d’un écosystème en perpétuelle reconfiguration. La magie est irrésistible, opère en plein jour, peine à se dissiper.
Nadia Lauro : une mise en scène des temporalités autres de la performance
Les apparitions de Laëtitia Doat, convoquant les figures iconiques, beaucoup plus policées, facilement identifiables d’Isadora Duncan et Vaslav Nijinski, négocient une transition enjouée, sur le terrain de la transmission des savoirs et des gestes. La danse serpentine de Loïe Fuller se laisse appréhender à travers les éclats d’un rêve éveillé auquel la complexité savante des jardins du Château de la Ballue encourage.
Nous étions allés un peu trop loin dans ce devenir végétal, feuilles grasses et souches mouvantes de lierre. L’imaginaire des Coureuses irrigue secrètement l’ensemble de cette programmation. Quelques semaines auparavant, dans un village aux alentours, à Hédé-Bazouges, Nadia Lauro avait mis en scène une compétition insensée entre des plants de haricot d’Espagne. Leur pousse le long des câbles d’acier tendus du sol vers le ciel et alignés tels des couloirs olympiques constitue progressivement un tapis vert en lévitation au dessus du terrain de sport. La tension est fertile entre la lenteur obstinée du vivant et l’irruption dans le présent de l’art performatif. Un repas collectif où les fèves de haricots seront mises à l’honneur marquera la fin de la course au bout de trois mois.
Sophiatou Kossoko : la danse en partage
Retour au théâtre de verdure du Château de la Ballue, vigoureusement secoué par la voix roque de Sophiatou Kossoko. Le solo que Robyn Orlin lui a dédié, n’a rien perdu de son mordant, depuis 2004, l’année de sa création au Vif du sujet à Montpellier Danse. L’autodérision, l’humour sans concessions qui fait sa fête aux lieux communs du milieu de la danse contemporaine, l’énergie indomptable, à la fois acide et généreuse de Sophiatou Kossoko gagnent l’audience. Des piscines gonflables en plastique rose, agencées dans une amorce de rivière, contrastent violement avec les proportions de l’espace de représentation, savamment étudiées selon les lois de l’harmonie classique. Extension sauvage devient ouvertement, joyeusement politique, foutraque, participative. La danse est contagieuse, saisit les corps des spectateurs, des organisateurs et bénévoles, des performeurs et programmateurs, déborde le théâtre de verdure. Vivement la prochaine édition !