Boris Charmatz / Danse de nuit

Boris Charmatz renoue avec l’énergie terrible des années BOCAL* où la danse prenait corps au contact du froid et de la neige à 2000 mètres d’altitude, portée à ébullition par les poèmes de Tarkos. Aujourd’hui le contexte est tout autre. La danse prend le gout du béton auquel elle se heurte, assume ses aspérités et ses brisures, se coagule en blocs opaques.

Après avoir investi le MoMA à New York (2013) et le Turbine Hall de la Tate Modern (2015), l’espace urbain semble devenir le nouvel endroit de légitimation de son art. Laboratoire festif étendu à l’échelle d’une ville, porté par le Musée de la danse à Rennes avec tout un ensemble de relais sur le territoire, Fous de danse connaissait en 2016 sa deuxième édition. Précipité nocturne, éruptif et fugace, Danse de nuit pourrait s’inscrire dans une logique de complémentarité. Avant de se lancer dans des spéculations théoriques, il est pourtant essentiel de revenir à l’expérience concrète de son impossible capture.

Nomade par excellence, cette création cherche le contact, le frottement, les résonances avec les réalités de la ville, engendre des dynamiques de déterritorialisation, exige l’engagement physique du spectateur, encourage une connaissance par le corps, mis en mouvement, entrainé et assailli par des énergies et sentiments troubles, en prise directe avec une riche, complexe, sans cesse renouvelée, dramaturgie de l’espace. Des alvéoles, des rondes, des marches – dérives ou processions –, des attroupements, des mouvements de panique ou de précipitation, des enveloppements et des percées, voici quelques unes des stratégies immersives mises en œuvre par cette Danse de nuit. En arpentant l’immense dalle de béton de la friche industrielle Babcock (temporairement investie par la MC93) ou les pavés à la géométrie régulière de la cour Lefuel du Louvre, pris dans la tourmente de cette danse qui se dérobe indéfiniment et s’offre par éclats, une phrase de Gilles Deleuze fait son chemin et s’impose comme une évidence sensible : Les devenirs, c’est de la géographie, ce sont des orientations, des directions, des entrées et des sorties. (Dialogues, avec Claire Parnet, Flammarion, 1996)

Danse de nuit (s’)échappe tout en mobilisant des régimes multiples et simultanés d’apparition. Comment saisir ce surgissement, le murmure ou le cri, la houle grossissante en sourdine ou encore les ritournelles qui le portent ? Comment recevoir son tumulte, les angoisses sociétales dont il se fait l’écho, son urgence instinctive de faire acte dans le réel en partant des gestes les plus simples – dormir, dormir, dormir… écrire, écrire, écrire… accélérer… ? Comment faire corps avec son savoir impur, résolument pratique, procédant par collisions et soustractions, qui pousse la danse au déséquilibre ? Assumant le pari de la nuit, de l’indétermination, de l’opacité, faisant siennes des pulsions d’un monde tu et dissimulé le jour, des charges transgressives, suspendues, par moments carnavalesques, Danse de nuit distille l’inquiétude et l’éveil en tant que principes actifs extrêmement puissants.

Ashley Chen, Julien Gallée-Ferré, Peggy Grelat-Dupont, Mani Mungai, Jolie Ngemi, Marlène Saldana, Olga Dukhovnaya et Frank Willens activent une tectonique des plaques sensibles : la sphère intime, le quotidien avec ses anecdotes parfois grotesques, l’histoire sociale proche, marquée par le trauma, l’imaginaire collectif et ses hantises s’entrechoquent dans des prises de parole intempestives, pléthoriques, terriblement rythmées, musicales et corrosives. Autant de discours mineurs qui instillent des mots de soin, intimes, apparentés à une logique de l’attention et de la responsabilité partagée pour un endroit vital, inclusif – bienvenus dans mon espace, bienvenus dans mon cerveau ! (…) Féconder notre espace, féconder notre cerveau ! Autant de rappels crus d’un fait qu’on disait encore impensable il y a deux ans – l’attente meurtrière à la liberté d’expression – pris depuis dans une spirale d’exacerbation de la violence et de la rhétorique guerrière. Autant de conjurations, endiablées, jouissives, exutoires, de la déferlante hollywoodienne qui colonise les imaginaires et reconfigure l’histoire mondiale à l’image des scénarios de blockbusters. Autant de bribes de savoirs illicites accumulés par une communauté provisoire prise dans un devenir insaisissable.

Marlène Saldana harangue la foule, sa voix dessine des trajectoires dans l’espace, aimante, électrise ou insuffle la stupeur. Des pieds frappent le sol, marquant le rythme d’une comptine ou les pas d’un jeu à l’élastique. Très vite les frappes s’accélèrent, se font de plus en plus pressantes, disruptives, traversent les corps, charrient des présences invisibles. Des moments de dépense désespérée, explosive, frôlent la combustion, des élans se résorbent sans crier gare, densifient des gestes infiniment petits, dans une troublante proximité mouvante qui cherche le contact et frôle la caresse, avoisinent enfin des plages de latence où le flottement engendre des instants d’intensification diffuse. Les strates de regardeurs deviennent perméables, les performers traversent les cercles, vecteurs d’accélérations selon des lignes de fuite mystérieuses. La danse des lucioles orchestrée par Boris Charmatz avec le concours d’Yves Godin, créateur du dispositif d’éclairage mobile, déplie l’espace et procède par surgissements annonciateurs, enveloppements et éclipses. Attisée par des performers agiles, silhouettes furtives, dont la trace se perd dans l’assistance, Danse de nuit se refuse à la prise, enclenche une pulsation organique, secrète, se dépose dans les corps, rend imminente la contagion, nous tient aux aguets, couve les étincelles d’un en commun possible.

 

* BOCAL (2003-2004), école nomade et provisoire développée par Boris Charmatz, a réuni une quinzaine d’étudiants venus d’horizons très divers, souhaitant repenser les modalités de la formation en danse et placer la question de l’art en son centre. Cette expérience a mené le groupe de Vienne à Pantin en passant par Annecy, Lyon, Brest, Chambéry ou Dubrovnik…

 

Danse de nuit a été jouée dans le cadre du Festival d’automne

les 7, 8, 9 octobre 2016 à la MC93 Friche Babcock, les 12 et 13 octobre aux Beaux-Arts de Paris

et du 19 au 23 octobre au Musée du Louvre.


Crédits photos : Boris Brussey

Publié le 15/10/2016