La lumière blafarde s'engouffre avidement dans le studio Bagouet à travers les grandes vitres ordinairement recouvertes de persiennes opaques et des velours noirs et souples des pendillons du fond de scène. Le plateau est vaste et vide, à peine quelques marques au sol. Pour ce filage à mi-parcours de leur résidence ICI au CCN de Montpellier, les interprètes et collaborateurs d'Aina Alegre travaillent littéralement à nu, sans la pénombre enveloppante et texturée des lumières de Pascal Chassan et sans les pigments qui par moments viennent cacher ou révéler certains endroits du corps. Absente également la scénographie hautement plastique, luxuriante et complice de James Brandily. L'exercice est ardu et pourtant la magie opère. J'ai la chance d'assister à un moment rare et précieux où des êtres pleinement conscients de leur maitrise de l'art du mouvement et de leur puissance fictionnelle, porteurs et portés par une pensée chorégraphique qui reconfigure à chaque instant les qualités sensibles du temps et de l'espace, font advenir des mondes, chargent le plateau de visions. Il me serait difficile de parler de l'ensemble de la création sans avoir assisté à la manière dont tous ses éléments opèrent conjointement. Il me tient néanmoins à cœur de témoigner de ces instants de travail dans lesquels résonne l'affirmation spinozienne selon laquelle "nul ne sait ce que peut un corps".
Aina Alegre se nourrit de la nuit, attentive à ses différentes couleurs et à ses temporalités multiples, éminemment subjectives, refuge et réceptacle de maint désirs et hybridations. Avec Isabelle Catalan, Cosima Grand et Gwendal Raymond, elle parvient à la faire advenir en plein jour, sur un plateau inondé par les rayons du soleil. Plus précisément elle saisit sa nature instable, libératrice de possibles, son pouvoir catalyseur de transformations. Dépourvus de tout accessoire, c'est grâce à leur enracinement simultané dans la fulgurance d'un instant présent vécu au niveau cellulaire et dans des imaginaires intimes qui entrent en résonance, dans l'interconnexion renégociée à chaque pas, que les trois danseurs atteignent cet état de présence à la fois intense et volatile, qui les rendent disponibles aux pulsations de tant de devenirs possibles. Il ne s'agit pas pour autant de matérialiser des créatures dont les taxinomies invraisemblables fleurissent depuis les atlas de la Renaissance jusqu'aux productions hollywoodiennes de science fiction. Le défi est de se situer du côté de l'injonction de l'innommable, de ce qui s'offre furtivement aux sens sur le mode d'un événement proche de la persistance rétinienne et de la hantise, de ce qui conjure des régimes multiples et simultanés du devenir. Réunir les conditions pour que des métamorphoses germinent, épouser le courant, faire monter les énergies. Déjà dans Le Jour de la bête, la chorégraphe menait ses recherches en direction de cette "énergie qui circule entre nous, crée de l'en-commun, et augmente notre puissance d'agir. Pour moi, souligne Aina Alegre, la bête n'est donc pas celle qu'on pourrait porter dans nos corps, mais ce qui circule, des vibrations qui nous entrainent dans d'autres états".
La nuit, nos autres creuse le versant intime, mobilise des énergies autrement plus saisissantes. Le magnétisme de ces regards rivés sur l'invisible densifie l'espace, rend palpables les mouvements de ses humeurs. Les gestes et motifs circulent, sont repris et intensifiés d'un corps à l'autre, trouvent leur climax ou leur assouvissement dans les limbes d'autres imaginaires. Les contacts ont aussi bien quelque chose de l'emprise saugrenue des lichens que de la timidité des plantes. Les voix tissent un canevas complexe qui va d'un langage inventé aux couleurs de l'enfance, aux bruits organiques et cris inarticulés. Il y a quelque chose de bouleversant à en suivre les échos tels que chacun des performers les conduit dans une autre région de l'espace. La chorégraphie dans son ensemble opère par ondes de choc, effets papillon et relais d'énergies. Cosima Grand abrite une complainte viscérale comme des membranes internes au bord de la rupture, qui contraste avec la posture très picturale de son bras. Soudain, des pans occultés de l'histoire de l'art frémissent sous nos yeux, ravivés par ce cri intemporel.
En prises avec des puissances autres qu'ils matérialisent par le regard et des gestes toujours précis et chargés, à l'adresse et à l'efficacité implacables, les danseurs, à la fois agissants et agis, créent des mondes, mettent en partage d'innombrables visions, activent les qualités subtiles de l'espace. La nuit, nos autres réveille durablement ce goût des jeux de miroirs magiques, des transformations permanentes, où chacun, spectateurs compris, nourrit son propre voyage. Avec une seule certitude : la nécessité de l'autre pour se fictionner.
texte écrit après une ouverture de studio lors de la résidence du Studio fictif / Aina Alegre ICI-CCN Montpellier en avril 2019
la création de La nuit, nos autres a eu lieu le 4 juin 2019 à l'Atelier de Paris / CDCN dans le cadre du festival June Events