Une écriture finement ciselée, à la puissance impérieuse du théorème, qui néanmoins respire, laisse suinter la vie, le désir, la fragilité aussi, rend pleine l'absence, aménage des entrelacs et approche la manière que seule la vie a de reconfigurer sans cesse les choses. Des interprètes époustouflants. une maison pour accueillir, sous les constellations montantes, précipités dans l'instant de la danse, passé et avenir.
Un magnétisme à l'évidence tangible
Lignes de force, articulations, strates, volumes en creux, toit, abri, voute céleste, constellations, éclairs, étoilements - la structure d'éclairage, occupant une bonne partie du champ visuel, multiplie les chemins qui aimantent et entrainent dans leur sillage le regard.
Une sensation irréelle de flottement le dispute au sentiment de densité, à la complexité de strates ou de continents agencés à partir d'éléments minimalistes, élégants dans leur simplicité apparente. Les voies sans retour lancent des appels, autant de bras tendus vers le plateau en bas ou vers les gradins.
Cartographie ouverte, tectonique céleste, le regard pourrait s'y perdre pendant des heures. Tout est dans le choix de la hauteur où se situe cette installation : ciel bas d'orage dont le magnétisme acquiert une évidence tangible. Nuances, reliefs, intensités, fulgurances, manières de s'activer, pulsations, ses humeurs redessinent sans cesse le plateau, y inscrivent des traces, des faisceaux, des éclats, entretenant avec la danse des jeux subtils, des influences ambivalentes, des miroitements aux polarités contraires. Ayant lui même imaginée cette machine, pleinement conscient de son pouvoir de fascination, Christian Rizzo prend soin de laisser ses rythmes opérer en creux, s'activer en deçà, tels des pressentiments. Sous son masque de vieillard, une silhouette toute en angles, frôlant l'abstraction, inscrit de manière lente et presque ritualisée sa présence énigmatique sur le plateau neutre. Ses apparitions vont ponctuer une pièce placée ainsi sous ses augures. Une danseuse entre, un danseur la précède. Ils s'enlacent avec une infinie tendresse, dans un acte inaugural qui nous renvoie à l'univers kinesthésique empreint d'une troublante musicalité de mon amour (2008). Ils semblent perdus sous les lueurs neutres d'une machine céleste en expectative, dans cet environnement à la beauté clinique, que seule interroge, dans son opacité granuleuse, une motte de terre. Ils sont tellement présents dans l'acte même de s'enlacer, pas d'avant ni d'après, juste l'intensité pure du présent. Le temps est suspendu, une maison se remplit d'une indicible douceur.
Des chutes figées, silencieuses, difractées à travers les corps rappellent les postures iconoclastes de skull*cult (2002). Le minimalisme, la retenue, la densité des gestes, leur infinie précision, leur tranchant, ainsi que ces êtres chimériques tout en torsions, chargés sur le point de bondir, peuvent évoquer la danse époustouflante de Julie Guibert dans b.c, 1545 fontainebleau (2007). Les motifs s'entrelacent. Les foyers se multiplient. L'énergie est contenue, mais palpable dans le moindre effleurement, alors qu'elle court déjà dans les circuits des zones supérieures. Christian Rizzo puisse dans la mémoire vivante de ses pièces plus anciennes. Des séquences minutieusement écrites retournent au stade de matières pour une maison. Les propos de Tim Ingold* éclairent d'une manière extrêmement juste la pratique du chorégraphe : lorsqu'il fait, l'artisan associe ses propres gestes et mouvements, sa vie même, au devenir des matériaux, s'alliant aux forces et aux flux qu'il s'applique à suivre et lui permettent de réaliser son œuvre.
La couleur des anciennes pièces s'efface au profit d'une nouvelle texture plus acérée, incisive. Christian Rizzo travaille ses reliefs. Il privilégie les correspondances, selon un principe empirique d'actions / réactions à distance activant des lignes de force ou des plaques tournantes sur le plateau. Des motifs en duo ou trio s'entrecroisent. L'exécution de gestes à l'unisson devient vibrante, comme une manière subtile de dire que le mouvement est toujours vivant et instable, qu'il faut le maintenir fuyant, le préserver en deçà de l'assurance et de l'automatisme, le transmettre avec soin, tout en étant à l'écoute de l'autre, toujours sur le point de s'accorder. L'énergie monte, devient impérieuse, par moments, explosive. Le paysage reste foncièrement instable, fluide, balayé par de courants d'intensité fluctuante. Sa manière de sculpter le vide est entre toutes reconnaissable, le chorégraphe poursuit ses recherches et bâtit désormais son écriture sur l'absence, le souvenir inscrit à même la chair du contact de l'autre ou encore le fremissement d'un engagement futur. une maison entretient un rapport paradoxal à la solitude, habitée par des présences passées ou à venir.
Activer la puissance immanente de toute matérialité
Dès la levée du rideau sa présence immobile et opaque attirait irrésistiblement le regard, élément insondable de l'équation à multiples variables qui reconfigure sans cesse le plateau. Rien de plus, rien de moins qu'une motte de terre fraiche : intemporelle, immobile, opaque, potentialité et menace silencieuse en tant que signe d'une vanité contemporaine. Minérale, travaillée néanmoins par l'organique, grasse, rougeâtre, sous les nuances chaudes de la machine céleste. Seule certitude, contre-point infaillible à la fluidité des contacts sur le plateau et au graphisme épuré de la scénographie. Début et fin de tout un monde et peut être plus encore. Excavation en vue de la réalisation des fondations stables pour une maison, d'un sépulcre ou d'une recherche dans les strates enfouies d'une vie, d'une histoire, d'une œuvre. Surplus, matière fertile et malléable qui demande à être travaillée.
Sous les grincements de la machine céleste, les danseurs s'amassent jusqu'à former un buisson humain, un tas saisi par une mécanique élémentaire d'impulsions et de contre-chocs se répercutant d'abord de manière insaisissable dans les corps agglutinés pour prendre ensuite de l'amplitude, les propulser dans l'espace, les écarter. Esseulés, ces corps gardent le souvenir kinesthésique du contact initial dont les vibrations se propagent à travers le plateau. Un sentiment de déchirante solitude épaissit cette danse avec les fantômes d'êtres qu'on dirait perdus à jamais. Certaines coagulations semblent rester possibles, telles cette ronde en germes qui parait s'écrouler de l'intérieur sous la pression des forces d'attraction insensées. Des braises crépitent dans le lit de cendres, alors que la machine s'éteigne, les ombres s'effacent, toute possibilité de trace inscrite dans ses branchages se brouille, le sol devient terriblement silencieux et neutre, se refusant à tout repère. Une lumière lunaire baigne désormais la cage de la scène et balaie l'ossature mutique de la machine céleste. Telle un cri muet, la vision d'une main de danseuse se découpant en ombre chinoise en bordure du plateau arrive comme un présage. La tension qui l'anime est foudroyante.
Les premiers éclats de terre arrivent comme une délivrance : irruption, souillure salutaire vouée à rompre le sortilège d'une géométrie implacable. Le vieux masque refait son apparition, presque tâtonnant, aveugle, humant l'odeur des tourbières. La terre fraiche imprègne l'imaginaire d'une danse devenue viscérale sans rien sacrifier à la finesse de l'écriture. Des corps passent parfois sous les trombes de tourbe, les cheveux se nimbent dans les nuages bas de poussière rousse. La motte diminue lentement, la tâche est harassante, extrêmement physique. Le plateau regorge de traces. La danse marque, inscrit littéralement ses pas et ses tourments, alors que les cadres, les bords s'effacent, à la faveur d'un paysage à la beauté insolite sous les lueurs insistantes de l'abri céleste. Mille fictions redeviennent possibles.
Munis de bâtons blancs et de coiffes à la distinction dérisoire, certains danseurs labourent le sol de gestes larges en arc de cercle. Ils inscrivent et à la fois effacent, strient, préparent le terrain.
La motte est longue à disparaitre et cette durée active toutes les significations que charrie avec elle cette matière primordiale, leur permet d'éclore, de prendre consistance, pour ensuite s'en éloigner. Le geste se transforme. L'engagement des danseurs et la manière de prendre à bras le corps et de s'approprier sa rage contenue reste sans faille.
Les puissances telluriques prennent consistance sous les éclairs feutrés de la machine céleste. La vie exige ses droits avec une insistance païenne. Des bras se croisent sur des épaules ici ou là, des jambes se lèvent à l'unisson pour marteler le sol, laissant présager la force jubilatoire charriée par d'après une histoire vraie (2013). Travaillé par éclats, le motif suit la poussée des rythmes secrets, une vie propre à l'écoute de laquelle le chorégraphe se tient et qu'il prend soin de préserver. L'énergie en est captée à l'état pur.
Le vieux masque fait entrer sur le plateau d'une maison une plante verte qui entraine dans son sillage la respiration dense, luxuriante, des pièces anciennes. D'autres danseurs arborent désormais des masques incongrus d'oiseaux exotiques ou de diablotins rouges.
La ronde prend enfin. Elle est ouverte, grossit dans son tournoiement lent, élargit les confins de l'espace, finit par y entrainer le danseur au masque de cheval conduisant désormais une danse qui conjure et à la fois défie la mort. Certains y reconnaitrons l'obstination jubilatoire d'un pas tassant le sol pour que les fondations de la maison à venir soient solides. Christian Rizzo nous entraine une fois de plus dans l'aventure du faire. Il active la puissance immanente de toute matérialité, suit ses courants souterrains et ses rythmes dont découlent les formes.
Planté dans l'espace, un fantôme** fixe les spectateurs, immobile et espiègle sous son drap blanc. La danse suit son cours***, habite une maison, l'ouvre et la déborde, se poursuit déjà ailleurs. L'histoire est résolument à suivre.
Après sa première à la Scène nationale d'Annecy, Bonlieu, une maison poursuit sa tournée en France et à l'international, avec notamment un passage à Montpellier dans le cadre du festival Prientemps des comédiens
* Faire, Anthropologie, archéologie, art et architecture, Tim Ingold, éditions Dehors, 2017
** Le sort probable de l’homme qui avait avalé le fantôme, une exposition conçue par Christian Rizzo à la Conciergerie, Paris, dans le cadre d'une première édition hors les murs du nouveau festival du Centre Pompidou, 2009
*** Quelque chose suit son cours…Une année d’entretiens avec Marie-Thérèse Champesme, CN D éditions, 2010