L'Héroïque Lande - La Frontière brûle de Nicolas Klotz & Elisabeth Perceval

Si L’Héroïque Lande résiste à une écriture rapide, peu ou prou journalistique, ce n’est pas parce que le film impose une admiration intimidante, par son ampleur (puisqu’il dure 225 minutes) ou encore parce qu’il aurait pour unique visée « le subi ». D’ailleurs, le film ne vise pas, même juste, il reçoit, accueille, selon une inversion proprement cinématographique de la construction du regard et de l’écoute. La raison de la difficulté de rendre ainsi compte du film est beaucoup plus aimable, puissante et heureuse — ce qui est l’exact inverse de se jouer du malheur et de la misère tragique des jeunes gens que le film sait écouter et frôler dans la Jungle de Calais : le film de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval expose des singularités quelconques.

Parler ainsi pourrait sembler uniquement contradictoire aux discours « sur » les migrants étrangers, exilés, expulsés. Comprenons bien qu’il s’agit ici de tout dire sauf de recouvrir des drames personnels, des blessures (avant Calais, souvent celles associées à un passage en Libye, à une traque en Afghanistan…) et de refuser l’Irréparable. Quand la singularité quelconque bouleverse l’héroïsme, le spectacle, il arrache l’humanité au médiatique : l’image et les corps ne sont plus séparés, ils atteignent la puissance de ce que Giorgio Agamben, quand il expose l’hypothèse d’une communauté qui vient, associe au "quodlibet", à la physis du « quelconque » : « tel est le bien que l’humanité doit savoir arracher à la marchandise sur son déclin ». Tel est le bien, les sourires, que font remonter le couple de cinéastes, non sans exposer des souffrances terribles. L’héroïque de la Lande est une communauté aussi précaire que puissante. 
Le film se concentre autour des gestes de belles personnes singulières, mais quand une foule répond à l’injonction judiciaire de sortir de ses abris de la zone Sud qui seront bientôt détruits, les traits des quelques jeunes gens avec lesquels nous avons passé notre temps sont à la fois différents - individués -et possiblement les mêmes (indifférents, au sens de non-différents) que ceux des milliers de réfugiés. Ensuite, il y aura une tentative de renaissance, dans une des quatre parties du film, celle intitulée Phoenix, vers la zone Nord, avant que la « frontière (ne) brûle ».

Le film engagera (je m’y engage) une étude. Ce n’est pas qu’il la demande, plutôt qu’il en provoque le désir de patience, d’attention. En réalité, chacune de ses séquences est susceptible de déclencher une écriture, une réflexion. Mais comment ne pas dire une ou deux choses de moments bouleversants, de la scène où l’humanité énergique d’une jeune femme atteint une grâce qui laisse sans souffle dans son association avec une chanson de Christophe. Il est ici question d’aimantation. Ailleurs, il est question d’une brûlure, celle de l’image surexposée issue d’une blackmagic pocket avec une focale, un seul objectif, dont l’ouverture permet d’atteindre les basses intensités électriques mais aussi le sublime tragique d’un corps s’exposant à la brûlure sur la plage de Calais qui devient imaginairement le désert libyen (rien n’interdit de penser aux images, selon une autre géographie, d’IInland de Tariq Teguia). Au terme du film, un corps danse sur la même plage humide ; il danse une liberté inventée depuis des douleurs chaotiques, alors qu’un ferry traverse horizontalement le champ. Si le film est ponctué de moments qui mobilisent les affects, la grandeur de L'Héroïque Lande est, qu’au fond, ces scènes ne se distinguent pas du commun d’un film, de tous ses visages et ses mots, ne s'en arrachent pas.

Cette année, le jury de la compétition internationale du FID est « présidé » par le cinéaste lituanien Sharunas Bartas. Il y a un peu plus d’un an, j’avais demandé à Nicolas Klotz d’écrire à propos du cinéaste lituanien pour un livre collectif. Les mots de Nicolas Klotz ressurgissent aujourd’hui à la sortie de son film, pour mieux y rentrer, y revenir encore après sa dernière partie intitulée « La Frontière brûle » :

« Le cinéma est aux prises avec cette frontière : celle du choix de l’humanité que nous désirons filmer. Et qui est sans doute la plus belle question que le cinéma pose aujourd’hui à ce siècle redoutable. En cela, le cinéma de Sharunas est un cinéma précurseur, comme celui de Wang Bing et de Bela Tarr. Filmer ceux dont l’existence même est menacée de l’intérieur par le nouveau siècle. Il y a une différence entre l’effondrement radical-zombie du monde communiste et les promesses plus radieuses d’une Europe encore bien vivante. Chez Pedro Costa, il n’y a pas d’effondrement, ses personnages sont héroïques, toujours glorieux : ils ont décidé de survivre au nouveau siècle et sont plus forts que tout ce qui s’est mis en oeuvre pour les détruire. ».

Alors, oui, nous aimons et allons voir avec empressement, selon notre cartographie des préférences et des contextes politiques, les films de Wang Bing, ceux de Bela Tarr, de Pedro Costa ou encore, quand nous le pouvons, ceux de Lav Diaz. Il serait de bon ton, comme il l’a été à propos de certains de leurs précédents films, d’être plus suspicieux vis à vis du couple Klotz-Perceval. Pourtant, un conseil : ne soyez pas cons, allez voir L’Héroïque Lande.


| Auteur : Robert Bonamy

Publié le 15/07/2017