Un aveu à propos du film d’Eric Baudelaire, Also Known as Jihadi : alors que le film se place en quelque sorte avant le cinéma, le risque est de ne s’y intéresser qu’après le cinéma.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Que la présentation de sa démarche, lors du dialogue en public qui suit les séances, s’est avérée passionnante. Mais, plutôt que d’éclairer son cinéma — quand bien même il serait une épreuve (oui, il accepte le stade du jeu d’épreuves) —, Baudelaire engage des pistes réflexives qui sont autant de belles projections pour un film qui ne peut pas ne pas avoir lieu ; enfin si, en quelques petits moments. Le problème est que les mots d’Eric Baudelaire intéressent essentiellement dans leur performance discursive, dans le projet, dans un logique programmatique après-coup. Alors, bien entendu, rien n’oblige d’aller écouter ce qu’il a à dire après le cinéma. Sauf que dans son cas, cela s’impose, parce que son film est sans doute là, sans écran.
Peut-être, après tout, que ce paradoxe fait de projections n’est pas si contradictoire avec un cinéma, qui sans cesse menace de s’enfoncer dans sa logique protocolaire et sait s’élever grâce à quelques aspérités. Le moins que l’on puisse dire est que le film fait attention, qu’il essaie de bien disposer les choses (on essaie, par bienveillance, de ne pas parler de dispositif) pour évoquer un départ, en réalité plusieurs, de jeunes français pour la Syrie et le « Jihad ». Les plans sont ceux de lieux, d’un repérage qui serait non pas l’avant du film, mais le film en tant que tel. Il convoque ainsi encore une fois la méthode Adachi, celle d'A.K.A. Serial Killer. Les plans de lieux, sans figure principale, sont le fond d’un film, avec un tremblement continu du cadre, une imperfection flottante du non finito. Ces lieux entretiennent une correspondance avec des documents filmés, les archives judiciaires liées aux individus qui effectuent les trajets, notamment un sujet principal. Ce sont des comptes rendus et des dialogues entre les instances judiciaires et les entendus, le prévenu. Deux aspects se confondent : celui du fac-similé et l’allure d’un scénario. Il est étonnant de voir comment ces documents judiciaires correspondent à une écriture scénaristique découverte après les trajets réels, avant-après l'existence filmique.
Là où le film réussit à nous le faire suivre, c’est dans la préservation des fautes d’orthographe et de vocabulaire que comportent les documents juridiques exposés comme des cartons. On y trouve comme un équivalent, mais heureusement beaucoup moins insistant, du bougé du cadrage des lieux. Ce qui bouge aussi notre attention, c’est la fabulation présente dans le texte écrit.
Il y a sans doute un échec à dégager une vérité intentionnelle des cas évoqués. Mais une puissance filmique de cette perte demeure dans des micro-événements graphiques. Quelque chose comme du non-film qui, seul ici, sait atteindre le cinéma.