Danseur, chorégraphe, conteur et metteur en scène, Faustin Linyekula traverse aujourd’hui un moment charnière. Sur le plateau du Centre National de la Danse, il procède à une mise à nu en tant qu’artiste. De sa voix posée, il nous livre ses doutes et interrogations – comment laisser un instant de côté les mots pour faire parler la mémoire d’un corps ? – et nous prend comme témoins d’un périlleux retour vers soi. Comment laisser pour un instant de côté les mots pour faire parler la mémoire d’un corps ? Une pièce d’une bouleversante sincérité.
La scène, dépouillée de tout artifice, baigne dans une lumière blafarde. Sans concession aucune, le chorégraphe revient sur son parcours, des plus singuliers dans le monde de la danse. Kabako, Vumi, Papa Rovinsky, compagnons de route qui traversaient ses autres pièces, et voix portant les histoires de misère et de rires d’un autre continent, sont convoqués une dernière fois. Faustin Linyekula leur fait ses adieux, car c’est sa voix qu’il cherche à présent. Le chorégraphe nous a habitué à des prises de position radicales, mues par la rage contenue et la force de ceux qui sont piétinés par l’Histoire. Ce sont des souvenirs et des bribes de son histoire qu’il chante aujourd’hui, d’une voix qui retrouve les harmonies du cœur de la chapelle de Saint Joseph du petit village d’Obilo à 80 km de Kisangani où il n’était pas retourné depuis ses 8 ans. Posée avec une lucidité glaçante, la question depuis tout ce temps ai-je vraiment dansé ? se fait l’écho d’une conception primaire, originaire, un peu romantique aussi, de la danse – ce qui serait juste avant ou après les mots, juste avant ou après le cri, juste avant ou après le récit – et revivifie des souvenirs fondateurs d’une danse rêvée, imaginée, car interdite à l’enfant qu’il était.
L’obscurité gagne le plateau, dense, riche de sons de causeries, d’atmosphères du village, de bruits de la forêt équatoriale. Faustin Linyekula danse : sa gestuelle ouverte, limpide s’inscrit dans le tranchant d’un rayon de lumière. Il est comme tiraillé entre le temps de l’enfance, fabuleux, placé sous le signe des pères – son papa, instituteur du village, chef de la chorale et un grand maître de tambour – et le présent nécessairement déceptif, placé sous le signe d’un dieu des miracles qui diabolise les danses et les fêtes, au nom duquel l’ancien maître est devenu pasteur, renonçant à son art. Le visage complètement brûlé par la lumière, le danseur est comme porté par ce rayon, suspendu à son voyage.
Effectivement, il est retourné à Obilo en janvier 2011. Six projecteurs posés en cercle à même le sol nous transportent au cœur du village. Une fête est organisée. Faustin Linyekula contourne le cercle de lumière par l’extérieur une première fois, une secousse du bassin monte dans tout son corps. Et puis il y pénètre, il danse secoué par un déhanché terrible. Son corps menu et nerveux se confond par moments à la ronde des ombres engendrée par le dispositif. Il n’est pas seul dans sa rengaine, mais accompagné par des silhouettes démultipliées sur les parois du Grand Studio du CND. Et la danse rêvée prend corps entre ces ombres. Et au milieu de ce vacarme tour à tour joyeux, furieux, épuisant, il se cherche. Son histoire, qu’il vient de raconter, le chorégraphe l’aurait enregistrée et il la refait jouer – bande son à la reproduction fidèle. Répétée ainsi, légèrement distordue par l’équipement électronique, elle prend un autre sens : je vais me taire. Des photographies s’enchaînent sur un écran d’ordinateur portable, dans une forme de monstration tout en accord avec la simplicité et l’humilité du projet. Dans l’obscurité environnante résonnent de nouveau les bruits de la forêt qui reprend ses droits. Faustin Linyekula se cherche et sa quête s’annonce déjà fertile.
La pièce est fragile, un peu décousue, elle prend le temps nécessaire pour que se décantent les souvenirs, expériences et sensations.