Le statut de ce texte est incertain. Il pourrait très bien s’apparenter à une fiction. Tant le rapport à l’œuvre d’art privilégié par Sophie Lapalu, dans son choix des artistes invités, est diffus, à la fois entêtant comme une ritournelle, insistant, comme un cailloux dans la chaussure (1) et furtif, mobilisant davantage le regard périphérique, l’écoute distraite, à même de se laisser happer par une invitation saugrenue, aménageant de véritables plages au hasard.
L’incertitude aiguise les sens, fait bouger les lignes du réel, nourrit l’imaginaire. Le quotidien d’un quartier populaire de l’est parisien se retrouve subitement augmenté. Peut être ce jeune homme qui jette une fleur rouge de sa fenêtre (2) fait-il partie de ce Festival de l’inattention ? Peut être que les murs décrépits se mettent à chanter à tue tête (3) en nous invitant à reprendre des refrains des variétés ringardes. Et qu’en est-il de ces encombrants qui ont repris de belles couleurs (4), badigeonnés de couches de peinture ? Ou de ces courbes sensuelles et minimalistes (5) qui se déploient sur les vitrines d’un lavomatic ou d’un commerce de proximité ? La plaque d’immatriculation de ce taxi (6) qui roule en ralenti n’est-elle pas un numéro de téléphone ? Seule certitude : la voix ample et posée de Fabrice Reymond, qui se lève, amplifiée, à des horaires improbables dans le bistro du coin, pour dire l’appel du grand large, pour activer subrepticement la plasticité poétique des corps.
De Colonel Fabien à Parmentier et Ménilmontant, en passant par Goncourt et Couronnes, en se laissant porter par les pentes de la rue Belleville, pendant les trois jours – et sait-on jamais, peut-être davantage ! – l’art contemporain investit le tissu urbain. Loin de toute manifestation tapageuse qui affiche haut et fort sa couleur – car il faut dire que l’espace public devient de plus en plus un lieu de légitimation pour les acteurs du milieu – le Festival de l’inattention ramène, de manière à la fois ludique et extrêmement fine, au centre du débat, des questions fondamentales : des contradictions du système marchand qui dicte de plus en plus les règles du champ artistique, aux nouveaux territoires que le post capitalisme actuel est en train d’investir, à l’attention qui devient dans un contexte hyper saturé de stimuli agressifs, une ressource rare. L’esprit de Guy Debord, sa recherche des zones d’opacité, les théories d’un Yves Citton ou d’un Giorgio Agamben sur l’usage du monde, infusent secrètement la pensée sous jacente de ce projet curatorial. Dans la galerie Glassbox sont présentées des incitations à aller voir si l’art est ailleurs. Something Rather then Nothing – la pièce de Julien Discrit resitue parfaitement les tension entre le visible et ce qui est voué à rester dissimulé. Les marques postales apposées en grand nombre sur ce colis, témoignent de sa participation aux flux de circulation mondialisés, parfois complètement ahurissants. Il enferme jalousement des métrages de pellicule super 8 mm tournés à Nothing, un lieu perdu au milieu de nulle part aux Etats Unis, point aveugle, source des fictions frappées du sceau de l’absurde, réserve de latences.
Peut-être qu’au delà des pièces disséminées dans la ville, l’expérience du temps est la principale matière de ce Festival de l’inattention. Expérience du temps plurielle, hautement subjective, d’une errance fertile à la recherche des œuvres, expérience fébrile ou amusée consistant à se tenir disponible à leur apparition, dans des endroits des plus anodins ou insolites, expérience enfin d’une fiction collective, éclatée, se nourrissant chaque soir des récits disparates des participants et des artistes. Dans ce triangle bellevillois, de nouvelles cartographies se dessinent, à partir de zones d’indétermination et de pas de côté.
Cette politique du sensible défendue par l’initiatrice du festival, obstinément en deçà du spectaculaire, réactive des reflexes oubliés du corps social et ouvre des espace d’utopie. Alice Didier Champagne et Paul Maheke Ngamaha ont semé leurs œuvres sur des sacs plastiques distribués aux petits commerçants. Pourquoi pas, en allant faire des petites courses, emporter des éclats de poésie ? Entrainé dans une balade silencieuse, les yeux fermés, comme Myriam Lefkowitz seule en a le secret, un habitant de longue date du quartier découvre des textures inattendues de son environnement. Le geste performatif est extrêmement circonscrit, l’intensité de l’expérience offerte contamine extensivement le territoire. En Français et en Chinois, Capucine Vever adresse son histoire à n’importe qui pourrait appeler ce numéro arraché à une banale annonce imprimée sur du papier doré. Amenée au creux de l’oreille, inattendue, l’immersion dans le vécu d’une de ces femmes qui travaillent dans la rue est d’autant plus bouleversante. La densité opaque de l’espace et sa porosité aux mondes invisibles, à l’inconscient urbain, aux poches d’imaginaire sont explorées patiemment, avec une formidable qualité d’écoute et un grand souci de l’archive vivante, par Ann Guillaume, partie chaque jour à la cueillette d’histoires de fantômes qu’elle restitue la nuit tombée. Quant à Cyrus, ce n’est pas juste un lointain empereur perse ou un mythe circulant dans le milieu artistique parisien, l’objet dérobé par Mark Geffriaud à son confrère Eric Stephany existe bel et bien – il était dans la poche de la commissaire pendant toute la durée du Festival de l’inattention ! – ceux qui l’ont déjà eu en charge pourront en témoigner, trou de mémoire, support discret de commerces invisibles.
Festival de l’inattention, Commissariat par Sophie Lapalu, Glassbox et quartier Belleville – Ménilmontant du 24 au 26 juin 2016
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(1) Florence Jung a demandé à l’initiatrice du Festival de l’inattention de porter un caillou dans la chaussure pendant les trois jours de la manifestation.
(2)Thomas Geiger a rejoué une action par jour dans la rue et sans spectateur. Ces actions ont été réalisées avant lui par des artistes du monde entier. Certains protocoles avaient déjà été accomplis lors de son Festival of Minimal Actions, en 2014 à Bruxelles et en 2015 à Paris.
(3) Anne-Sophie Turion a collé des paroles de chansons populaires dans la rue, en reprenant le graphisme du karaoké.
(4) Flora Moscovici a ramassé les encombrants, les a peints puis replacés sur les trottoirs.
(5) Zoé de Soumagnat a repris les dessins de femmes nues d'Oscar Niemeyer et les a collé sur les vitrines, depuis Colonel Fabien où se trouve le Parti communiste dont il est l'architecte jusqu'à Ménilmontant.
(6) Jeff Perkins, outsider de Fluxus, qui réalise en ce moment un documentaire sur George Maciunas, diffusait ses enregistrements dans un taxi indépendant.
(7) Pour le programme complet, voir le site Glassbox et celui de Sophie Lapalu.