Le tourbillon Marlene Monteiro Freitas frappe à nouveau. Accompagnée par Andreas Merk, elle signe une pièce fragile et troublante dans sa volonté terrible de louvoyer, féline, dans la forêt des signes et symboles d’une période charnière de la fin XIXème et du début du XXème siècle, où les genres et les pratiques artistiques se mélangent et s’hybrident, se jouent des frontières de différents domaines de la création. La proie est de taille, la scène de chasse, hantée, l’amplitude imaginaire, démesurée, nous perd dans ses vertiges, là où l’énergie des interprètes n’en démord pas, ne relâche à aucun moment son emprise.

Dans la continuité de Marfim e carne, Jaguar est mis en mouvement, suit à la trace la figure de l’automate, la pousse au plus loin, tente de l’épuiser. Nina Simone, Alain Resnais et Jean Rouch, Orphée et Pygmalion, qui nourrissaient l’opus de 2014, font place à des ancrages plus inattendus : Der Blaue Reiter et Adolf Wölfli nous conduisent, ou plus précisément, nous égarent, dans les territoires fantasmatiques des Contes d’Hoffmann. Le pouvoir de synthèse est phénoménal, le désir, vorace, nourrit une démarche qui multiplie les allers-retours entre l’exubérance irrévérencieuse du carnaval et le délire méticuleux, appliqué et autrement foisonnant de l’art brut. Les mots d’ordres sont la saturation et la profusion des espaces qui se croisent et s’imbriquent dans des jeux de cadres remplis, creusés, entrainés sans cesse dans le débordement. 

Plusieurs éléments de composition s’apparentent à la survivance et à la citation, persistent et s’imposent dans l’environnement chahuté de Jaguar. Le cheval bleu, au statut indéterminé, énigme aimantant le regard à la lisière du plateau, à moitié dans la réserve, qui finira démembré et dans un état de ruines, entre en conjonction avec le grand félin, présent dès le titre, qui guette dans la peinture de Franz Marc, pour délimiter un champ fantasmatique expressionniste, Der Blaue Reiter. La musique de Stravinski évoque la familiarité que les peintres de ce groupe ont eue avec les Ballets russes à une époque qui a marqué profondément l’histoire de la danse occidentale moderne et contemporaine. La gestuelle si particulière qui anime les corps des interprètes renvoie à l’automate qui commence à roder dans les écrits de Hoffmann et qui tient la scène dans l’opéra fantastique de Offenbach. Dans cette lignée, les danses de couple haletantes et distordues qui reviennent avec insistance et rythment Jaguar pourraient faire songer aux aventures amoureuses égrainant les cinq actes de cette œuvre lyrique très rare. Et pourquoi pas, en suivant encore plus loin cette piste extravagante, trouver dans la chanson de David Bowie des échos lointains à un morceau de bravoure oublié de l’opéra ?

Comme toute partie de chasse mythique, la nouvelle création de Marlene Monteiro Freitas échauffe à blanc la machine imaginaire, nous invite à nous raconter des histoires, avancer des pistes, suivre des fils tordus et emmêlés, toucher à des endroits sensibles. La toile est ample et mouvante. Tant pis si des références nous manquent ! L’exercice spéculatif n’en est que d’autant plus prodigieux : ne jamais fixer le sens, éprouver à vif les ruptures de régime performatif, saisir pleinement l’intensité de ce qui est en jeu dans les points de suture où cinéma des origines, peinture, art de la marionnette et performance se regardent dans les yeux et se répondent dans un chaos plastique finement orchestré. Avec Jaguar, il s’agit de se laisser transporter par l’incertitude, de gouter pleinement à cette pluie tropicale qui inonde à un moment donné l’environnement sonore comme pour emporter toutes les visions, sans que nous sachions où elle va nous entrainer.

Une seule évidence s’impose organiquement, compulsivement, avant même que nous ne parvenions à la nommer. Elle a trait à la densité, à l’épaisseur, à la prolifération de gestes et de symptômes, aux interstices d’où la matière fictionnelle ou musicale déborde toujours, à l’horror vacui qui met en ébullition l’œuvre démesurée d’Adolf Wölfli. Le processus créateur génère un continuum de formes enchevêtrées, un réseau circulatoire, habité par l’obstination inépuisable d’un mouvement élastique de configurations en torsion, dilatation et contraction et il est fascinant d’observer la manière dont Jaguar le transpose dans les corps et dans l’espace-temps de la représentation.

L’entrée dans la pièce se fait par le registre sportif, délimitant un domaine rassurant, anodin qui, tout en gardant des résonances agonistiques, entretient des liens avec le loisir, l’effort, la performance, la prouesse physique, la dépense gratuite et permet de moduler la nature des relations entre les deux protagonistes, entre la confrontation ouverte, la camaraderie et la complicité. Tout son attirail est néanmoins placé sous le signe d’une inquiétante étrangeté. Peignoirs blancs de sport ou de spa, casques de protection, bandana et socquettes de tennis, lunettes de piscine convoquent différents environnements et concourent à la construction de corps disparates, multiples, qui affirment d’entrée de jeu qu’ils vont mener la partie selon les exigences des médiums dissonants, à plusieurs niveaux et en suivant des règles hétéroclites. Nous voici propulsés dans les cycles de métamorphoses successives, auxquelles les deux danseurs s’adonnent avec une énergie furieuse. A chacun de suivre ses voies dans les territoires inextricables de Jaguar.

Jaguar de Marlene Monteiro Freitas, en collaboration avec Andreas Merk, présenté le 3 février à l'Hippodrome de Douai, TANDEM Scène nationale de Douai et d'Arras dans le cadre du festival 100% Marlene Monteiro Freitas, et du 24 au 26 mars au Centre Pompidou.