Philippe Quesne / Caspar Western Friedrich

Un feu de camp factice crépite dans un foyer de faux rochers. Philippe Quesne annonce la couleur d’entrée de jeu. Fidèle à ses manières de faire, il s’emploie à couper court à toute illusion théâtrale : nous sommes sur une scène, en plein monde de la reproduction, semble-t-il nous rappeler à chaque instant. Et pourtant la justesse de son geste artistique s’en trouve augmentée, qui invite à prendre le temps et nous laisse de l’espace, qui réunit les conditions pour que d’autres rapports à la nature, aux autres, au paysage deviennent possibles. Sur des territoires mouvants, sans cesses entrecroisés, où le théâtre, le cinéma et les arts plastiques se regardent en face et intensifient réciproquement leur potentiel imaginaire, les utopies sont désormais palpables. 

La salle est plongée dans l’obscurité, un générique défile sur l’écran qui obstrue le grand plateau de Nanterre-Amandiers. Clint Eastwood et Kirk Douglas – crédités pour la musique ! – se partagent l’affiche avec Dorit Chrysler, magicienne du thérémine, Robert Schumann et Franz Schubert, ainsi que Johan Leysen et les acteurs de Münchner Kammerspiele. Verlaine, Hölderlin, Novalis et Rilke sont également de la partie. Invité par l’institution munichoise, Philippe Quesne s’attèle à une création à la synthèse au premier regard abrupte, entre ce genre cinématographique et le romantisme allemand. CASPAR WESTERN FRIEDRICH s’affiche en majuscules.

Des chansons qui irriguent l’imaginaire

Décélérer, écouter les chansons que les cinq interprètes partagent : un harmonica, une guitare, un petit accordéon, des brindilles qu’on craque pour attiser le faux feu de camp et des souvenirs improbables des films qu’on avait oubliés : « It’s time for a cowboy to dream » disent les vers. Une bande originale se déploie, portée par des voix aux timbres bien particuliers. D’autres paroles, d’une autre chanson, instillent le sentiment d’être chez soi – « home » – dans l’infinité du paysage de la frontière. Le cadre est posé, l’extension imaginaire de tout un pan du cinéma des années 50 et 60, irrésistible. Une mélancolie qui ne cache pas ses origines, menace d’éteindre son emprise. Fabriquée de toutes pièces par les industries culturelles, elle parvient néanmoins à se contaminer des résidus affectifs, réveille des échos, évoque furtivement La Mélancolie des dragons. La salle de théâtre semble devenir la caisse de résonance d’une faculté imaginaire, une machine cinématographique sans images qui s’emballe sous l’impulsion de stimuli contradictoires. Mais soudain le charme se brise. Ces cow-boys pas comme les autres souhaitent un « joyeux anniversaire ! » à l’un de leur paires qui troque sa veste ornée de lanières de cuir pour son cadeau, un sweat-shirt à capuche collector sur lequel la célèbre toile de Caspar David Friedrich est imprimée. La chanson qu’il entame d’une voix qui dénote, chancelante, encouragé par les vociférations de la petite assemblée, embrasse de manière méta-textuelle la pièce et raconte la pluie artificielle, le lever du rideau, la métaphore de la nature.

Du Parc Dürer ou Antonin Artaud au CASPAR WESTERN FRIEDRICH MUSEUM

Nous voici basculer dans un univers où Philippe Quesne multiplie les articulations plastiques et conceptuelles, nourrit un dialogue avec la scène artistique contemporaine, tout en restant fidèle à ses processus de travail. La membrane transparente qui sépare les gradins de l’espace éclairé maintenant de manière clinique ne délimite pas une aire de jeu pour de machines autosuffisantes qui broient et crachent des cendres, comme dans le Sacre de Castellucci, mais un atelier où des humains en salopettes de travail s’affairent à peindre le décor, boivent du café, se laissent prendre par la musicalité d’un poème qui remonte à la surface.

Les cow-boys de Philippe Quesne s’inscrivent dans la lignée des rockers chevelus, égarés dans la neige de La Mélancolie des dragons. Sous le haut patronage du peintre romantique allemand, le projet se précise davantage : du parc d’attractions pour une seule personne à la fois de cette création 2008 au musée CASPAR WESTERN FRIEDRICH, les variations sur le graphisme et l’animation du titre sont restés les mêmes. Des plasticiens comme Ragnar Kjartansson, avec ses rochers enneigés en carton peint, parmi lesquels le public pouvait se frayer un chemin au Palais de Tokyo, ou encore Christodoulos Panayiotou, avec ses rideaux de fond de scène sagement pliés comme autant de promesses de fictions à arpenter, à la Biennale de Venise, pourraient trouver leur place dans ce musée. Philippe Quesne joue sur le hors-cadre. Des portes battantes à la manière des saloons dans les westerns mènent vers des espaces liminaires, entre, où sont prévus la Cafétéria, la Bibliothèque, avec d’indispensables rayons dédiés à la musique et surtout la Réserve. Une voix éloignée dans les profondeurs du plateau énumère des titres d’œuvres, réveille tout un pan de l’histoire de l’art et dresse ainsi un véritable paysage sensible.

De l’atelier au paysage, un espace mental aux dimensions variables

Le décor, white cube volontairement inachevé, évoque l’architecture austère de l’atelier de Caspar David Friedrich. Ses deux énormes portes fenêtres qui dégagent plusieurs strates de fiction et artifices possibles, confèrent au plateau la qualité d’un espace mental aux dimensions variables, sujet à de permanentes oscillations entre un volume intérieur confiné et des étendues fantasmées, au gré des poèmes et chansons qui y résonnent. Un jeu d’ombres sur les parois évoque le film saturé d’affects dangereux et de couleurs acides que Guy Maddin situe en haute montagne, Careful (1992). La pluie fine qui descend du gril et la fumée abondamment injectée par une machine font signe vers le souvenir d’un quelconque orage, mais aussi vers les mers de nuages ou d’autres atmosphères irréelles, gorgées de pigments épais des toiles de Friedrich, ou encore, dans le champ contemporain, vers les œuvres intenses de James Turrell ou les installations immersives d’Ann Veronica Janssens. Cette polysémie est particulièrement jouissive, qui flirte même avec le cocasse dans une lecture littérale du peintre allemand pour lequel le brouillard laissait toujours une chance à l’imprévisible. CASPAR WESTERN FRIEDRICH propose de vertigineuses ruptures de registre performatif, active à chaque instant plusieurs niveaux interprétatifs, se joue du décrochage et favorise la rêverie, conjugue des bribes d’une mémoire collective et des souvenirs enfouis, est riche de toutes les fictions que chaque personne se raconte. « Je me sens proche de Friedrich dans le fait que le spectateur ne se reconnaît pas forcément dans son double sur scène mais aussi dans les matériaux – dans les couleurs, des matières, de la fumée », confie Philippe Quesne.

Saper doucement les mythes fondateurs, laisser place à l’utopie

La silhouette conquérante qui domine la mer de brume a été effacée de la célèbre toile de Friedrich, dont les plis – dus à un accrochage bancal entre deux interminables escabeaux – s’ajoutent aux lignes de crête qui rythment le paysage. Peintres au sens propre du terme, les acteurs du Münchner Kammerspiele le deviennent également au sens figuré, de par les jeux de suppositions et les gestes spéculatifs qu’ils engagent. Briser la verticalité et donner de la voix à la montagne dans un drolatique jeu avec l’écho, ou encore situer une femme dans cette position en surplomb, voici autant d’hypothèses alternatives qui sapent de l’intérieur les mythes fondateurs et ouvrent d’autres perspectives. Partager, à partir de ce promontoire de fortune, des souvenirs de théâtre entretissés à des histoires de Mitteleuropa, y chanter du country en vrai faux cow-boy à la voix ample de crooner sous les étoiles filantes d’une nuit américaine, tirer enfin un portrait de groupe qui vire au selfie, culture classique et culture populaire fraternisent dans une démarche qui déconstruit gentiment les non-dits des récits héroïques, avance des uchronies, rend l’utopie envisageable. Philippe Quesne propose une fois de plus de soulever la toile et de passer outre, de creuser des strates de matière, d’explorer les sources d’un rapport poétique au monde, ne surtout pas arrêter de chantonner.

 

Caspar Western Friedrich, au Centre Dramatique National Nanterre – Amandiers, du 15 au 19 février 2016.


Crédits photos : Martin Argyroglo

Publié le 17/02/2016