Alfred Jarry Archipelago. La Valse des pantins – acte II

Après un premier temps fort au Quartier, centre d’art contemporain de Quimper, Alfred Jarry Archipelago investit les espaces du centre d’art contemporain La Ferme du Buisson, pour le deuxième volet d’un projet curatorial remarquable à plusieurs égards. Différents médiums sont mobilisés pour étayer un postulat de départ audacieux. Keren Detton et Julie Pellegrin revendiquent Alfred Jarry en tant que commissaire posthume de cette exposition et nous entrainent dans une quête spéculative à même de nous rendre sensibles aux traces, résurgences et échos des motifs privilégiés de cette figure tutélaire de la Pataphysique dans l’art contemporain. Si le paysage qui se dessinait au Quartier à Quimper semblait davantage placé sous le signe d’Ubu Roi (1896) et, de ce fait, marqué par le sceau du politique, protéiforme, avec des  ramifications qui remontent l’histoire depuis le début du XXème siècle jusqu’à l’actualité, sans laisser de côté les problématiques féministes, les espaces du centre d’art La Ferme du Buisson respirent de surcroit l’énergie imprévisible, hautement corrosive, aux rythmes déconcertants des Gestes et Opinions du Docteur Faustroll (1911), pataphysicien.

Le pouvoir décapant et vivifiant du texte

Unique œuvre commune aux deux expositions, Untitled (Ha,ha...) de Julien Bismuth, s’inspire de ce dernier opus pour ponctuer le parcours et l’élargir au delà des murs des centres d’art à la ville et au territoire. Car ses chorégraphies figées sur des feuilles A3 ont vocation à circuler, à être emportées par les visiteurs. Les exclamations du singe Bosse-de-Nage pointées dans ces différentes mises en scènes du texte de Jarry entrent en résonance avec ce mot impossible qui inaugure le roman Finnegans Wake et représente la voix de Dieu. Lecteur infatigable de James Joyce, William Anastasi en a fait la substance même de ses tableaux hauts en couleurs, qui s’attachent à restituer la peinture d’un son, Bababad (nn) et Bababad (o). L’artiste américain, l’un des pionniers de l’art conceptuel et minimal, a par ailleurs consacré douze années de sa vie à une étude comparée des œuvres de Jarry, de Joyce et de Duchamp. La scénographie de l’exposition nous plonge littéralement entre les pages de cette entreprise à la fois fantasque et terriblement érudite. Quelques 900 feuillets manuscrits remplissent des murs temporaires qui définissent un espace labyrinthique, étonnement strié où les rapprochements les plus improbables deviennent possibles. Cette écriture fine et nerveuse se met à danser au souffle expiatoire d’une chambre à air qui se dégonfle, objet sonore minimaliste, Sound Object (Deflated Tire, 1964-2015) où William Anastasi convoque une autre figure chère à Jarry, la boucle visuelle et temporelle. 

Le texte irrigue de sa force subversive les différents niveaux de l’exposition. Nous pourrions l’imaginer au bout de cette langue, énorme et aiguisée, en silicone, dérapage et crissement de pneu de vélo, gargantuesque, dans l’installation de Rainer Ganahl, I wanna be Alfred Jarry, 1897/2012. Les mots encore nous perdent sur les chemins troubles des Mad Marginal Charts de Dora Garcia, où l’artiste marque à la craie blanche à même le mur d’une chambre noire – conçue peut être par les deux curatrices, Keren Detton et Julie Pellegrin, comme l’inconscient de l’exposition – ses cosmogonies qui entretissent des références à Joyce, Lacan, Freud, Artaud, l’antipsychiatrie et la désinstitutionalisation. Le texte encore glisse vers le dessin, toujours chez Dora Garcia, quand elle lit Lacan, ou se charge de tout un potentiel cryptique et combinatoire dans les alphabets de Paul Chan, qui revisite les écrits du Marquis de Sade dans ses essais typographiques à la frontière des performances interactives sadiennes. La conjonction du texte et du corps s’expose dans les collages rigoureux et minimalistes de Henrik Olesen dans la série How Do I Make Myself a Body (2015), inspirée de l’histoire tragique d’Alan Turing, génie de l’informatique naissante et condamné pour homosexualité. Et quand le texte pressenti a des consonances bibliques, vernaculaires, cette même conjonction, donne leur consistance mutine et silencieuse aux marionnettes de Marvin Gaye Chetwynd, toujours en attente d’une activation live (Jesus and Barabbas puppet show performance/installation, 2011). Le temps est suspendu, les potentialités intactes.   

Les puissances de l’informe

Au cœur de l’exposition du centre d’art contemporain La Ferme du Buisson trône le Spread Eagle (2000) de Mike Kelley, masse imposante et opaque de papier mâché à la consistance douteuse, ayant englouti d’autres objets du quotidien, désormais inidentifiables. Cette œuvre maitresse, dont les possibilités sont démultipliées par la tension contenue à même son titre qui porte avec une ironie mordante la promesse de l’envol héroïque, synthétise dans sa matière pléthorique, coriace, les puissances de l’informe qui constituent le substrat insidieux d’autres œuvres rassemblées ici sous l’égide d’Alfred Jarry. Portées par une magistrale intuition, les deux curatrices distillent l’imaginaire de la caverne, avec sa surcharge de grotesque et ses échos intarissables au mythe de Platon. Les jeux entre les différents niveaux d’abstraction plastique et de texture littérale sont fascinants. Nous sommes, dans ce premier temps, entourés par les configurations minérales surprenantes de différentes cavités naturelles dans la série The Poetry of Form : Part of an Ongoing Attempt to Develop an Auteur Theory of Naming (1985-1996) où Mike Kelley nous confronte, une fois de plus, au pouvoir des mots. Les œuvres drôles et irrévérencieuses de Tala Madani, notamment Ol’Factory (2014) et Projector (2011) explorent les connotations viscérales de la fable platonicienne. A travers ses dessins performatifs qui engendrent d’étranges symétries somatiques, Naotaka Hiro nous plonge dans les méandres d’un corps sans organes.

Parmi tous ces ilots artistiques qui se déploient comme autant de géographies imaginaires de l’Archipelago Alfred Jarry, le plus improbable se creuse dans l’écart entre les temporalités disjonctes des répétitions et de la performance, restituées par les écrans de l’installation vidéo de Nathaniel Mellors, Giantbum – Stage 1 (Rehearsal) et Giantbum – Stage 2 (Theatre) (2008). Les figures de style du sitcom, du burlesque et de l’horreur se disputent les feux de la scène pour brosser un univers coprophage et blasphématoire, qui conjugue Platon, Jonas prisonnier du ventre de la baleine et la figure du père, si chère à l’inventeur de la psychanalyse, monde souterrain pris dans un acte incessant d’auto-dévoration. 

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Alfred Jarry Archipelago. La Valse des pantins – acte II, Centre d’art contemporain La Ferme du Buisson, du 18 octobre 2015 au 14 février 2016.


| Lieu(x) & Co : La Ferme du Buisson

Publié le 31/12/2015