Avec Changement de décor, l’artiste et réalisatrice Gaëlle Boucand signe le deuxième volet de sa trilogie, portait du combatif Jean-Jacques Aumont.
Le premier volet appréhendait, à travers un passionnant récit, l’évolution des conflits ayant jalonné le parcours de ce français profondément autocentré. JJA relate ainsi la vie de Jean-Jacques Aumont, fier représentant du libéralisme économique, qui, ayant accumulé une richesse excessive, passe désormais le crépuscule de sa vie en exil en Suisse, loin de son pays natal. A travers un dispositif documentaire inédit, Gaëlle Boucand met en scène son unique protagoniste en le maintenant physiquement à distance. Une série de plans fixes représentant différents espaces nous entraîne d’un bout à l’autre de sa résidence. Jean-Jacques Aumont s’adresse directement à la caméra, il semble perdu dans sa grande propriété dont les pièces étrangement vides se remplissent exclusivement du récit fragmentaire de sa vie jaillissant dans un monologue pratiquement ininterrompu. Il évoque autant son travail, ses guerres personnelles et ses magouilles fiscales que ses ruptures avec ses partenaires financiers ou sa famille. Ses raisonnements ne sont toutefois pas cohérents : ils prennent toujours comme point de départ la remémoration d’une expérience, pour, au cours de la narration, se perdre dans des souvenirs, des pensées bagarreuses et des points de vue déroutant.
Gaëlle Boucand se sert de sa caméra comme d’un instrument analytique enregistrant les pensées de son protagoniste. Le montage réordonne les plans séquences en un ensemble signifiant qui déploie le monologue de Jean-Jacques Aumont dans l’enceinte de la maison. A travers cette structure, Gaëlle Boucand donne forme aux obsessions de son personnage principal : « Le montage est une reconstitution artificielle », dit-elle en parlant de son processus de travail. Son portrait, grâce à des moyens filmiques précis, rend saisissable la complexité de son protagoniste et offre au spectateur de multiples accès au personnage représenté. En effet, il serait en premier lieu aisé de percevoir Jean-Jacques Aumont comme un philanthrope cupide et antipathique s’étant volontairement isolé du monde dans sa propriété. Cependant, lorsque l’on écoute attentivement le récit de sa vie, certaines trahisons dont il a été victime permettent une compréhension plus empathique du personnage qu’il est aujourd’hui devenu. Cet ingénieux portrait kaléidoscopique compose également une fable sur le néolibéralisme, conférant au film une véritable dimension politique.
Le deuxième volet de la trilogie vient nourrir la complexité du personnage en donnant à voir Jean-Jacques Aumont sous un jour différent. Gaëlle Boucand abandonne le face à face avec son sujet pour adopter une position documentaire plus classique consistant à suivre les actions quotidiennes de son protagoniste. Ce jeu de permutation des formes cinématographiques est évoqué dans le titre polysémique Changement de décor qui fait aussi référence à la narration même du film : depuis sa dernière expérience de cinéma, Jean-Jacques Aumont a fait refaire l’intérieur de sa propriété genevoise, il en est à présent aux finitions. La caméra l’accompagne dans les dernières phases de ses travaux et cette fois, la distance au sujet filmé varie au cours du film. Jean-Jacques Aumont ne s’adresse plus au spectateur, mais aux gens qui viennent terminer les rénovations chez lui ainsi qu’à différentes personnes qu’il invite à venir visiter sa maison. Il leur présente fièrement les innovations techniques qui lui permettent de communiquer avec le monde extérieur, leur expose l’évolution de ses travaux depuis leur précédente visite et s’auto félicite de l’inventivité avec laquelle il est parvenu à effacer toute trace d’une femme qu’il nomme « la salope ». Il parait dorénavant libéré, prêt à entamer une nouvelle période de sa vie. Mais cette régénération tient aussi au fait que le film le présente essentiellement en interaction avec d’autres gens. « Les relations humaines, c’est ce qu’il y a de plus important » dit Jean-Jacques Aumont lors d’un rendez-vous à la banque, argumentant qu’elles sont l’essence de la joie de vivre. Il prend visiblement plaisir à faire visiter sa maison à ses invités. A travers un habile jeu de miroir, les différents visages des visiteurs incarnent les potentielles réactions et sentiments des spectateurs à son égard. Leurs comportements laissent entrevoir la réalité de leurs relations à Jean-Jacques Aumont ; se dévoile ainsi un éventail de rapports de force, triste constat des effets d’un monde libéral venu dégrader l’homme au rang de capital et réduire les valeurs communes à des intérêts individuels. Jean-Jacques Aumont semble étrangement seul entouré de ses possessions, pris au piège de sa propre histoire, il incarne la face tragique d’un monde qui consomme désormais sans jouissance. Lorsqu’il dirige lui-même certaines scènes du film, ou qu’il baptise instinctivement sa maison « Rosebud » en référence à Citizen Kane, Aumont parait étonnamment conscient de ce qu’il représente ici.
En variant les points de vue de ses deux premiers films, Gaëlle Boucand dresse un portrait à multiples facettes d’un personnage emblématique du monde libéral et nous laisse en haleine quant au dernier volet de la trilogie.
Matthias Philipp (traduit de l’allemand par Gaëlle Boucand)