Le film s'ouvre sur quelques rues parisiennes, qui nous sont très familières, mais qui ici semblent suspendues dans un entretemps, un espace qui n'est pas le nôtre. Sans doute est-ce l'horizon littéraire dans lequel le film veut s'inscrire (1) qui donne à ces premières images cette dimension singulière d'impressions à la fois quotidiennes et inhabituelles. Une manière de reconnaître également que si la littérature nous parle, c'est d'abord et avant tout parce qu'elle parle de nous. C'est la raison pour laquelle elle doit pouvoir être reçue par le dispositif cinématographique, mais aussi le nourrir.
Pour tout bagage on a 20 ans est enraciné dans notre présent et fait signe vers un autrefois qui peut traverser notre environnement immédiat. Cette situation que pose le film dans ses premiers mouvements tient sans doute de ses modalités de mise en oeuvre. Camille Degeye fait en effet le choix d'un support — super 8 et 16 mm noir et blanc — qui, a priori, pourrait sembler le moins adapté à la manière parlée de son film. Les dialogues sont nombreux, dans une langue soutenue et belle ; postsynchronisés, ils font les personnages, souvent filmés de face, incapables de correspondre exactement avec ce qu'il expriment pourtant. Une forme d'impossibilité matérielle ou technique reconduit corps et visages à la seule sincérité de leur présence, qui est souvent de l'ordre du faux raccord, comme nous pouvons l'expérimenter quotidiennement. Entre un mouvement du corps et sa saisie par un regard posé sur lui, il y a nécessairement un décalage, un bougé, quelque chose de tremblé par quoi une forme émerge, se donne à voir et peut nous atteindre. Camille Degeye s'aventure sur le territoire du film parlé pour en sortir aussitôt, rattrapé par le mouvement de la vie qui travaille souverainement son film et le porte au-delà du seul récit, dans lequel la référence littéraire dont elle part, et qui a du poids, aurait pu l'enfermer.
A cet égard, deux séquences sont particulièrement significatives. Considérées ensemble, elles disent ce déplacement entre deux espaces filmiques, la parole et le geste, qui se requièrent l'un l'autre au cinéma pour déployer pleinement toute leur potentialité. La première est ce moment de suspension, dirigé comme un long plan-séquence impossible — car il dure plus de 5 minutes, quand une bobine super 8 ne permet de filmer que 2'30 — où la jeune femme est filmée de face, devant un mur peint, aux graffitis immenses. Elle évoque son logement chez une vieille dame, sa rencontre avec un autre locataire, et offre au jeune homme auquel elle s'adresse dans cette nuit parisienne un miroir où il pourra scruter son propre trouble. Comme plongé dans une nuit dans la nuit, ce que le bref contrechamp sur sa silhouette ne montre que trop bien, le garçon découvre que le coeur de la jeune femme soupire auprès d'un autre. La seconde séquence, c'est celle où, peu de temps après, ce couple incertain rentre dans un café de Pigalle, pour y rejoindre une bande d'amis. D'abord immergée dans une ambiance rythmée par un tube des années 80, la caméra sort un court instant à la faveur d'une cigarette que le jeune homme fume sur le trottoir, avant de ne revenir dans le maëlstrom d'une jeunesse livrée à l'ivresse et à la danse. L'image est dedans, mais teintée par un son resté dehors, comme pour accuser cette inadéquation au réel qui caractérise le film et ses personnages. Une manière également d'épouser le mouvement que la littérature permet au cinéma d'accomplir. C'est Dostoïevski sans doute qui jette un regard lointain sur notre monde, ou encore Rimbaud, qui en contrepoint des chansons de variété, vient révéler dans la scène une lumière et une profondeur inouïes.
Ces deux séquences, pleines d'une audace qui manque à tant de films, poussent les possibilités du cinématographe dans des dimensions peu explorées et où il doit bien aller pour découvrir sa capacité à s'innerver de son propre vacillement. Elles rappellent qu'au cinéma, comme en amour, il faut parfois faire le choix de la folie contre la raison, de l'abandon contre la maîtrise, du danger contre la sécurité. Comment sentir autrement le monde qui nous entoure, tout entier disparu dans la nuit ? Pour tout bagage on a 20 ans propose un chemin d'inconfort et d'insécurité, et, au risque de se perdre dans le noir, égraine milles formes fragiles dans des paysages urbains qui attendaient que l'obscurité les gagne pour faire entrevoir leur secrète beauté.
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(1) Le film est une adaption de la nouvelle Les nuits blanches de Dostoïevski.