Le mot MENACE flotte dans l’air, porté, soutenu par un rythme de basse, vaguement ombragé par un bruit fantôme dont le grondement sourd mais insistant sature lentement le paysage dépouillé du plateau. Une petite flamme vive éclate, l’odeur d’encens se répand irrésistiblement. Luna Paese entame sa pièce par une offrande. La chorégraphe attire notre attention vers les multiples présences diffuses qui habitent cet espace de création où elle entend travailler le corps en tant que phénomène physique, énergétique, social et culturel, véritable nœud où différentes pulsions et tensions deviennent manifestes. Nina Simone, Ulrike Meinhof, Simone Weil, Ana Mendieta, Edgar Allan Poe, Michel Foucault et beaucoup d’autres seront convoqués de manière plus ou moins explicite dans MAD(E)LINE, dernier volet du projet REREREREWRITING dont le point de départ, en 2010, était intimement lié à Yvonne Rainer et à son incontournable Trio A.
Latences, sautes d’humeurs, ruptures de rythme imprévisibles, changements soudains de régime performatif, Yvonne Rainer habite ce travail de fond en comble. Insaisissable, fuyante, sa présence se niche dans le creux de matières chorégraphiques et sonores, au niveau même des articulations entre les différents types d’adresse. Luna Paese démultiplie les voix et les pistes, les histoires se superposent et se répondent à différents niveaux de lecture. Dans ce labyrinthe qui change de configuration au fur et à mesure qu’on s’y enfonce, l’hypermnésie, diagnostic que l’artiste nous glisse d’entrée de jeu, s’impose comme clé et véritable fil d’Ariane. Des flux irrépressibles de souvenirs principalement visuels, mais parfois sonores, olfactifs ou tactiles sont entrainés dans des associations incontrôlables, au premier abord aléatoires, dont la maitrise semble nous échapper. Ils imposent des références ou des sensations, tissent les épaisseurs instables de MAD(E)LINE. Cette exaltation de la mémoire se répand de manière endémique, devient contagieuse, infecte les gradins, situe le corps en tant que médium et catalyseur des forces de rupture, que le titre même de la pièce appelle de manière équivoque, lignes de fuite, avec le débordement comme seul horizon.
La réversibilité devient un principe de travail à même de mettre en exergue la tension entre la face et le dos, la mémoire et l’oubli, les ruptures et la persistance. Opérateurs de basse intensité, l’œuvre suspendue de Hazel Meyer et la musique de Lucie Eidenbenz nourrissent une expérience continue, diffuse. La matière sonore s’agence en boucles, sans pour autant se refuser une note tendre, presque naïve, qui adoucit les matières disparates, installe des récurrences, hante l’espace. L’invitation arrive de manière inattendue, au cœur de la pièce, aux antipodes de l’idée d’hypermnésie : tout percevoir dans l’instant, devenir d’autres, quitter son corps : essayer ! L’obscurité s’installe, la menace devient palpable, les larsens déchirent l’espace pour entériner sa respiration constante. Le corps discordant, le corps saturé et le corps absent sont des étapes que MAD(E)LINE suit consciencieusement. Le plateau est désormais vide, chaudron de tous les possibles. Une voix désincarnée, pour que chacun finisse par se l’approprier, y instille une hypothèse enjouée : je suis un arbre ! Une fiction terriblement sensorielle est à l’œuvre. Les dynamiques de REREREREWRITING sont enclenchées, durablement. Affaire à suivre.
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MAD(E)LINE a été joué à Micadanses, le 2 juin 2015.