Après avoir puisé pour ses précédentes créations dans les courants souterrains de l’Odyssée d’Homère, Kat Valastur semble regarder pour cette nouvelle pièce du côté de la descente graduelle de l’Inferno de Dante. Le motif du cercle rythme le travail, repris jusqu’à l’épuisement, il laisse progressivement filtrer sa puissance archétypale.
Cercle de lumière mouvante, froide et blafarde, surplombant ce champ de forces qu’est le plateau, en véritable accélérateur de particules.
Cercle au sol, parcours sans cesse recommencé, qui rejoue la ronde des rituels ancestraux, motif puissant, hautement graphique, ponctué par des événements inattendus, des syncopes et des changements de sens, bien que le contact ne parvienne jamais à s’établir. Au gré d’incessantes révolutions, multiples références sont convoquées de manière furtive. Et il y a dans la corporéité contrainte, tendue et leste des danseurs quelque chose qui, à un moment donné, évoque la Ronde de prisonniers de Vincent Van Gogh. L’insistance du motif des joues gonflées d’air, renforçant, dans un premier temps l’impression qui frôle le grotesque et sème le trouble, d’être en présence de forçats, fait signe vers un autre mouvement circulaire, enclenché celui-ci à l’intérieur du corps et autrement plus puissant que la ronde saccadée qui prend le plateau.
Cette circulation augmentée, extrêmement écrite, contraignante de l’air dans les organes semble être l’embrayeur secret d’une descente en spirale que la création sonore appuie par des drones caverneux et des nappes étouffées qui se déposent au plus profond des limbes.
Une vertigineuse accélération dans l’immobilité absolue grâce au travail de la lumière adresse directement la question du temps, soudainement projetée à une échelle cosmique. Ces mains tendues comme en chute libre rendent manifestes les courants invisibles autour des corps, les forces d’attraction et répulsion qui s’y exercent. Le pas suspendu des danseurs figés dans une longue hésitation entraine enfin une plongée, qui change dramatiquement leur qualité de présence : ils semblent descendre d’un cercle, se liquéfier presque. Troublant !
Certes, un premier niveau d’interprétation pourrait s’arrêter sur l’état d’aliénation contemporaine, sur ce renfermement sur soi qui rend l’autre de plus en plus inaccessible malgré – ou justement à cause de – la prolifération des réseaux sociaux et autres moyens de communication virtuelle. Le propos de Kat Valastur est infiniment plus subtil, se dérobe à cette lecture en fin de compte bien consensuelle. La chorégraphe travaille la fiction d’une conjonction somatique indicible. Le principe de cette respiration si particulière qu’elle met en œuvre devient un élément dramaturgique. Il s’agit de se laisser remplir par un état, en devenir les prisonniers, essayer de s’en affranchir et être très vite rattrapé. Les danseurs participent à une économie invisible, un étrange partage ou commerce du souffle : le cueillir sur la bouche d’un autre, le presser de ses deux mains au sol, le cacher sous le talon ou encore dans la poche. Les joues gonflées rappellent inlassablement l’idée de contenant et la menace du débordement. La dilatation des cellules est maximale, même si tout signe extérieur peut s’effacer très vite, sans laisser même la trace d’un soupçon. Une mystérieuse communauté se renforce autour de ce rituel sans nom qui ne parvient pas à endiguer la prolifération furieuse de quelque chose qui se régénère monstrueusement.
Sibylline apparition, une chrysalide informe, incandescente surplombe désormais le plateau : c’est une panse et chaque danseur prend un morceau là-dedans. Pas de tentation serpentine, venimeuse. Jamais le fruit défendu ne s’est donné avec autant d’évidence. Son jus s’instille dans les corps, y draine un déconcertant apaisement. L’oubli, abyssal, régénérateur semble être l’unique issue : toucher au fond et tout reprendre à zéro. Des petites gestes aberrants, répétés automatiquement testent des nouveaux schémas corporels. La chorégraphe nous invite à imaginer d’autres fictions du corps, tout reste à réinventer. Voici une belle, une audacieuse façon de clore cette édition 2015 du festival June Events, qui pose plus que jamais l’être ensemble au centre du débat, au coeur d'un effort imaginatif partagé.
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Ah ! Oh ! A Ritual de Kat Valastur, à l'Atelier de Paris, dans le cadre du festival June Events, le 20 juin 2015.