Plasticienne et scénographe, Nadia Lauro multiplie depuis une quinzaine d’années les collaborations avec des chorégraphes et autres écrivains de plateau. Ainsi Jennifer Lacey, avec laquelle l’artiste a déjà signé plusieurs pièces, Latifa Laabissi, avec qui elle prépare une nouvelle création pour la saison prochaine au théâtre de Nanterre-Amandiers, le fort regretté Alain Buffard, ou encore Vera Mantero, Benoit Lachambre, Emmanuelle Huynh et Fanny de Chaillé.
Installations potentiellement immersives où fusionnent une grande économie formelle aux élégants traits minimalistes et une surprenante propension à embrayer l’imaginaire, ses propositions plastiques nourrissent et amplifient par des jeux d’échos, cristallisent dans des objets transitionnels et supportent littéralement la puissance mouvante des partitions physiques. C’est absolument le cas pour la nouvelle pièce de Fanny de Chaillé. Un tapis déploie ses motifs proliférants, aux couleurs chaudes, quelque peu poussiéreuses, sur le plateau du CND. Au premier regard, ses plis et ses froissements l’animent, font trembler les contours de la distinction surfaces / volumes, le transforment durablement dans une vaste zone d’incertitude fertile. Les formes s’étirent, les bords sont tout sauf rectangulaires, se prélassent dans des excroissances organiques, sous la lumière qui lui donne du relief, des points de dislocation se précisent, des lignes de faille se creusent, qui organisent un paysage mouvant, toujours en recomposition. Nadia Lauro imagine un tapis magique, remué par des courants souterrains, prêt à tout moment à prendre son envol, un tapis qui est à lui seul une généreuse invitation au voyage, à un ailleurs indéfini qui peut aller d’Alighiero Boetti et ses tisseuses afghanes à Caspar David Friedrich et sa mer de nuages chargée de pathos romantique. Une multitude de cartographies possibles donnent de l’épaisseur à l’ouvrage, les chemins se croisent et se ramifient, grimpent téméraires vers des cimes fantastiques ou se faufilent au bord de précipices effroyables, charrient une foule d’histoires au gré d’anamorphoses en perpétuel glissement, qui refusent de se stabiliser.
Voici désormais ce tapis éteint, inerte, telle une peau de serpent qui aurait mué. Il garde tout de même la trace d’architectures imaginaires et réactive ce moment inaugural du spectacle quand, plongés dans le noir absolu, nous nous laissons entrainer dans la fiction par des bruits de pas qui sortent d’une pièce dont la porte se ferme, s’éloignent, s’approchent à nouveau, quand une autre porte s’ouvre, empruntent des escaliers métalliques, traversent diverses ambiances, comme autant d’espaces habités par les harmonies d’un piano, le battement d’un métronome ou des chauves-souris hystériques, affolées par la moindre intrusion.
Très vite, toutes ces promesses incongrues, contradictoires, mais ô combien séduisantes dans leur absurdité même, seront nivelées par un même registre du burlesque qui s’étire sur toute la durée de la pièce. Il faut, bien sûr, une certaine dose de naïveté pour découvrir des mondes et garder intacte sa capacité d’émerveillement, et en cela nous suivons de près Grégoire Monsaingeon, dont le jeu est malheureusement bridé par une longue et plate démonstration de virtuosité et d’endurance.
Après un chut quelque peu castrateur, qui vient du haut des gradins mettre fin au spectacle et au passage lui donner un titre, nous descendons au bord du tapis. Malgré l’annulation de la distance si propice aux illusions optiques, malgré l’éclairage désormais « de service », il garde intacte son pouvoir, il donne le vertige, nous aspire et semble prêt à nous engloutir dans des limbes où ses motifs, telles des plaques sismiques, se chevauchent et entrent en collision.
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Chut de Fanny de Chaillé a été joué au CND dans le cadre des Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine Saint Denis, du 20 au 22 mai 2015.