Le titre du film porte un paradoxe que le montage déplie à sa manière. Comment une lettre peut-elle être vide sans cesser de facto d'être ce qu'elle est ? Une lettre peut-elle être une pure adresse sans contenu ? Avant de porter un message à la connaissance de son destinataire, elle tisse un lien. Ce qu'elle envoie ne serait rien sans l'acte d'adresser, qui en est sans doute l'élément décisif. Ceci est particulièrement mis en évidence dans le film de Sarah Klingemann, qui veut donner à voir des mouvements sans nous donner précisément leur origine ni leur terme.
Filmée avec un appareil photo, cette Lettre vide interroge le cinéma à plusieurs égards, le cinéma comme pratique, mais aussi comme lieu dans lequel cette dernière se déploie. Nos missives les plus intimes portent nécessairement au-delà de la seule écoute qu'elle cherchent à rejoindre, et peuvent potentiellement, si elles nous exposent véritablement, en rencontrer mille autres. "J'écris à d'autres si j'écris à vous", dit en effet Sarah Klingemann en voix off de son film. Une autre manière de dire : j'écris avec d'autres, quand je vous écris. C'est que le retrait souvent requis par l'écriture est celui d'une solitude peuplée. Le film le dit sobrement, mais fortement, dans son tout premier mouvement, en inscrivant à l'écran, sur une image de l'Hôtel du Belvédère par lequel et pour lequel il a lieu, le nom des réalisateurs que Sarah Klingemann a rencontré lors de son séjour à Cerbère, avant de ne lire, dans le train qui la conduit vers cette frontière singulière, les synopsis de leurs films. L'idée est simple et belle, et tout faiseur d'images peut l'éprouver pour lui-même : mené solitairement, et avec les outils qui nous donnent l'autonomie la plus complète, le cinéma est toujours un cheminement collectif, qui trouve sa langue admirable dans l'échange et à travers des rencontres toujours imprévisibles.
Sarah Klingemann montre ainsi qu'une lettre, pour pouvoir délivrer son message, doit être un mouvement d'aller vers, ce qui suppose de venir à soi aussi bien. Comment nous assurer autrement que nous pouvons correspondre à et avec ceux auxquels nous nous adressons ? Ainsi les gares et les trains, autant de signes vers des voyages qui rendent la correspondance nécessaire. Ainsi les portes qui claquent et les chambres que nous quittons, qui rappellent que cette lettre a beau être vide, il lui faut, pour trouver le ton juste, un temps d'isolement et de retour à soi que le plan sur une porte fenêtre ouverte sur la mer, et qui laisse entrevoir une chaise vide sur le balcon, exprime parfaitement. Ces deux espaces — celui du voyage et celui de l'appartement — s'alternent régulièrement. Ils donnent au film sa dynamique et son rythme. Ils rappellent, enfin, que nos lettres se tiennent à ce carrefour du monde et de l'intime, tout le sens de l'un étant de se laisser traverser par l'autre, et inversement. Comme la salle de cinéma en quelque sorte, où s'affichent tant d'expériences personnelles du réel, et où Sarah Klingemann se prête in fine à un exercice de danse et d'équilibre ensemble, ce qu'un film peut et doit aussi être.
Montré sur une plage de Portbou lors des Rencontres cinématographiques de Cerbère, dans un environnement totalement perméable au dispositif de projection, le film de Sarah Klingemann a peut-être trouvé là, sa bande sonore retenue par le bruit des vagues et son image livrée à l'inattention et à la rumeur des promeneurs, une situation qui correspondait pleinement à ce qu'il met en oeuvre. Car il ne fait aucun doute que le vide ici recherché est pour rendre possible l'accueil des formes, des silhouettes et des visages qui voudront bien venir, sur un écran de cinéma ou à travers les vitres d'un train, à la rencontre d'un regard qui ne pourra les recevoir qu'à nous les adresser aussitôt. Il est beau que le monde alentour, en réponse, puisse en garder quelques traces, fut-ce par inadvertance, pour les envoyer au coeur de la nuit, en quelque lieu où nos yeux ne peuvent les suivre.