Petersbourg, notes sur la mélodie des choses de Charlie Rojo

Le film s'ouvre sur des plans tournés de nuit sur un bateau. Des contours de visages en clair-obscur nous laissent deviner la ville en arrière plan. L'eau reflète des lumières rouges et bleues. Charlie Rojo entre dans cette ville dont il veut faire le portrait par son port, dont le Tzar a décidé la construction, apprend-on, en 1703, donnant ainsi naissance à une ville qui devait devenir la capitale de la Russie, jusqu'en 1918. Ces premières images, livrées avec une musique qui ouvre un surcroît dans leur puissance d'évocation, fixent la tonalité particulière que Pétersbourg, notes sur la mélodie des choses va s'efforcer de développer, entre contemplation devant des paysages urbains démesurés et recherche documentaire menée à travers des échanges produits au hasard des rencontres. 

Ce qui interpelle, c'est d'abord le travail plastique mis en oeuvre pour nous introduire à cette ville gigantesque, dans lequel se signale moins le souci de faire de belles images que la qualité d'un regard, qui scrute dans les formes qui s'offrent à la caméra celles qui permettent d'amorcer une écriture de cinéma. Les quelques portraits qui vont peu à peu structurer le film sont autant de visages vers lesquels Charlie Rojo doit aller pour apprendre à sillonner la ville, en découvrir les lieux, les usages. Le premier de ces visages est celui d'Elena, traductrice dont le cinéaste s'est adjoint les compétences pour conduire son projet. Sa présence fait surgir, à plusieurs moments, une forme d'intimité qui enracine le film dans quelque chose qui va bien au-delà d'une simple curiosité pour une ville étrangère, laquelle pourrait, du reste, être un motif nécessaire et suffisant pour mettre la caméra en mouvement. Charlie Rojo fait affleurer plusieurs fois la sensibilité de cette jeune femme, écoute son histoire comme celle d'une amie, et construit à travers elle plusieurs séquences où le film lui-même semble se mettre à nu. Et sans doute est-ce ce qui permet au réalisateur de trouver la distance juste avec les autres individualités qui peuplent ces Notes sur la mélodie des choses : ces trois amis qui partagent un appartement, filmés la nuit, et qui évoquent leur rapport à la ville comme un rêve blessé par la réalité ; ou encore cette intendante d'un cimetière pour chevaux qui nous expose son aspect mémorial important ;  ce musicien passionné de spiritualité orientale qui nous fait accéder à une ancienne usine abritant aujourd'hui des studios de répétition ; l'arrière petit-fils de Dostoïevski enfin, figure décisive qui nous fait toucher l'impulsion première du film, dont Charlie Rojo a éprouvé le désir après avoir lu Crime et châtiment, roman dans lequel l'immense écrivain russe, nous dit Dimitri Dostoïevski, nous donne de sentir l'âme de la ville.

Comme la musique, le cinéma est un art du rythme et du temps. Charlie Rojo compose de longues séquences de fréquentation de la ville, dans les transports en commun, parmi la foule, devant des façades, attentif aux mouvements des branches ou aux flocons de neige qui tombent du ciel. Mais faire un film sur la musique des choses suppose de montrer quelque chose de l'oreille dans laquelle elle tombe. Les moments où Elena devient le personnage même du film permettent de frayer un chemin vers une intériorité ouverte sur le monde. Il n'est pas anodin que Charlie Rojo filme la jeune femme lisant un poème ou cherche à plusieurs reprises à capter ses yeux perdus dans le lointain. Une manière de dire sans doute que notre regard ne peut être sincère et vrai qu'à être conduit et relayé par celui d'un autre, au contact duquel peuvent se dessiller nos yeux et s'ouvrir nos lèvres. C'est sans doute ce qui fait que ces Notes disent aussi quelque chose de la mélancolie des choses, blanche comme les souvenirs auxquels nous sommes attachés, et à laquelle le cinéma resterait aveugle, s'il ne se nourrissait d'un cœur qui en est lui-même traversé de part en part.


| Auteur : Rodolphe Olcèse

Publié le 12/10/2014