Cela ne s’est jamais passé d’Alessia Chiesa, Les ficelles de Frédéric Bayer Azem et Greek Salad de Jean-Claude Taki prennent la fiction comme un régime d’expression qui n’est pas donné initialement, mais dont il faut comme réinventer les modalités pour l’atteindre. S’ils sont de formes narratives très différentes, ces films partagent un même enracinement dans l’ici et le maintenant de la situation filmique, où se trouvent les germes à partir desquels une histoire peut se développer.
Ceci est particulièrement évident dans le film d’Alessia Chiesa, qui se donne en premier lieu comme le portrait d’un lieu. Tourné et projeté en 35 mm, décision importante alors que l’industrie — sinon l’idéologie — technique veut nous faire renoncer à toute forme de patience et à la dimension de révélation que porte en elle la chimie argentique, Cela ne s’est jamais passé va progressivement vers la lumière. Dans ce beau film, proche du dispositif photographique, mais qui engage en même temps une écriture cinématographique à la fois simple et profonde, la dimension fictionnelle est, comme le contenu d’un plan documentaire, quelque chose qui se reçoit. Ce sont d’abord des objets qui orchestrent la mise en scène d’un quotidien suspendu et nous livrent des traces d’une présence, ou plutôt d’un absentement. Puis des murmures, des sons singuliers qui continuent de loger dans les pièces vides d’une demeure de campagne le récit de cette absence. La lumière, d’abord attendue, commence à gagner le film. Un travelling avant dans un couloir nous fait avancer un peu plus vers cette disparition que le film met en œuvre avec une économie de moyens tout à fait inouïe. Tout est juste, tout est précis, jusqu’au dernier plan du film où le réel, qui s’est inscrit, tracé sur la pellicule, est comme trempé par la fiction. Sans en dire plus sur ses tenants et ses aboutissants, le sens de cette absence nous est donné soudain dans son irréversibilité.
Le film de Frédéric Bayer-Azem se tient en un tout autre lieu. Davantage gagné à la narration, Les ficelles n’hésite pas à la rompre et à nous la livrer dans un délitement. Il est d’abord difficile de faire la part entre ce qui relève de la fiction et ce qui, dans les situations filmées, est immédiatement emprunté au voisinage. C’est une chance sans doute, car les histoires au cinéma, comme au théâtre ou en littérature du reste, seraient vides de sel et de sens si elles ne nous renvoyaient à notre expérience du monde, fut-ce pour montrer en lui des régions difficiles à habiter, et ne nous permettaient de poser un regard neuf sur les êtres et les choses qui nous entourent. C’est le cas de cette histoire d’amour qui nous est livrée à son point de jaillissement, quand rien ne va de soi et que les étreintes portent en elles une part de résistance et de refus. A partir de l’image de la lutte, qui est symbolique de l’existence elle-même, et par là même de ses multiples dimensions – la relation amoureuse, le soin porté aux proches, les inquiétudes liées à un monde en crise perpétuelle — Frédéric Bayer-Azem engage, à travers des partis pris de cinéma singuliers et qui relèvent parfois de la pure trouvaille, un corps à corps avec ces codes de la narration qui préjugent bien souvent de notre volonté de comprendre et veulent que tout soit immédiatement intelligible. Ici, rien n’est dit qui ne soit dédit aussitôt, selon une nécessité qui a quelque chose d’évident. Car la vie, qui est le seul objet véritable du cinéma, sans quoi il cesserait d’être un art du mouvement, est puissance de surprise et de retournement.
Greek Salad s’engage dans une direction formelle tout autre pour poser à son tour la question du récit au cinéma. Comment raconter quelque chose qui commence sinon depuis la nécessité de son recommencement ? Comment évoquer ce qu’a en propre le cinéma sans désigner les risques auxquels il s’expose nécessairement ? Le film de Jean-Claude Taki résulte d’une commande qui lui a été faite par le G.R.E.C à l’occasion des 40 ans de la structure. Et comme toute commande artistique véritable, elle ne peut tenir ses promesses qu’en se situant là où personne ne peut l’attendre. L’enjeu initial relève du cinéma documentaire : faire le portrait d’une association missionnée par le C.N.C pour accompagner les premiers films de jeunes réalisateurs venus d’horizons divers. Très vite, la fiction devient le chemin nécessaire pour approcher cet objet en vérité. En effet, le film s’élabore à partir d’archives diverses, de documents donc qui jettent une lumière rétrospective sur les principes et commencements du Groupe. Toute archive, pour être telle, est manipulée depuis une certaine fin. Jean-Claude Taki radicalise cette situation, en regardant ce qu’a été le Groupe depuis un avenir lointain, du moins il faut le souhaiter, qui relève de la science fiction, et qui peut regarder ce qu’il y a de déjà révolu dans notre présent. Au delà de ces partis pris qui engagent le cinéma et son récit dans l’anticipation, mais aussi, et plus fondamentalement, dans la poésie, Greek Salad met en œuvre une proposition plastique si forte qu’elle nous laisse comme interdits : il faut faire soi-même si peu d’images pour faire un film. Des formes se sont déposées dans tant d’images saisissantes – empruntées aux archives télévisuelles, ou produites par nos appareils domestiques les plus aveugles — que les films sont peuplés par avance, et font l’essentiel de leur travail en rassemblant des vues éparpillées de par le monde. La force incroyable et sidérante d’une telle écriture, que Jean-Claude Taki a pu développer par ailleurs en répondant aux exigences d’un film de long métrage avec Sotchi 255 (sorti en salle en 2012), est de nous rappeler que le cinéma peut prendre le risque de son commencement à partir d’images qui lui sont a priori étrangères et dont le montage doit révéler la beauté fragile et troublante.
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Ce texte a initialement été publié sur le blog de la recherche du Collège des Bernardins, suite à la programmation du Cycle Jeune création du 3 décembre 2012.