Court film de 8 minutes, tourné en 16mm, Traversées s'efforce à sa manière de renouer avec les films burlesques d'antan. Le motif est des plus simples : un après midi passé à la patinoire. Celle-ci, en tant qu'espace fermé, se pose d'emblée comme une scène, un plateau de cinéma, habité par une foule de personnages typés qui dessine l'image d'une micro société en paix avec elle-même. Une jeune femme tourbillonne avec dextérité et grâce, épousant les codes gestuels et vestimentaires du patinage artistique, un jeune homme met tout en oeuvre pour briller devant ses amis, une dame âgée tourne sur elle-même avec lenteur sans bien contrôler, en apparence, son mouvement, une autre s'avance avec crainte dans ce milieu qu'elle peine à apprivoiser… En quelques plans, Antoine Danis pose un espace où chacun à sa place, cinéaste compris, et qui impose à tous de défier les lois de l'équilibre.
La patinoire est un lieu où se côtoient différents âges, différentes classes, qui partagent tous la même exposition à la chute. Et sans doute est-ce, au-delà de l'espace temps qui leur est ici commun, ce qui les unit les uns aux autres. Des échanges de regard, la recherche d'une attention sont autant d'amorces de minuscules récits dont le contenu importe moins que le mouvement d'ensemble qu'ils engagent et dans lequel ils s'inscrivent. Les corps sont liés les uns aux autres, tantôt physiquement — une mère tient son enfant dont l'équilibre est franchement incertain —, tantôt parce qu'ils cherchent à épouser une même posture, une même vitesse, une même direction. Jusque et y compris dans les défaillances, les chutes, les résistances, les provocations gentilles en forme de dérapage, faire corps semble un instant l'impulsion profonde qui anime les patineurs, presque malgré eux. Ainsi cette main tendue d'un jeune homme particulièrement doué, vers un corps tombé au sol, dont il cherche le regard sans le trouver. Et pourtant, chacun est dans sa forme, son corps, sa logique, son désir singuliers.
Si le simple fait de marcher nous donne le sentiment que nous l'avons réglée une fois pour toute, la question de l'équilibre se pose à nous à chaque instant. Le cinéma aussi est fondamentalement une affaire d'équilibre, entre les images et les sons ou des plans entre eux. La création sonore, composée à base de trompette et de coups de patins sur la glace, en même temps qu'elle soutient les images, révèle ce qu'il peut y avoir de comique en elles, et teinte le rire qu'elles veulent provoquer d'une douceur particulière. Le film s'emploie à distiller un humour qu'il trouve assurément du côté de Jacques Tati, qui lui aussi, à bicyclette ou sous la casquette de M. Hulot, traversait des mouvements d'équilibres en apparence hasardeux et souvent rétablis in extremis, comparables à ceux que nous offrent les patineurs sur la glace. Traversées ne cherche d'ailleurs peut-être que cela, faire un film in extremis, attraper le mouvement au vol avant qu'il ne s'évanouisse. En cela, c'est aussi un film qui interroge les limites de sa propre pratique, y compris dans sa dimension industrieuse, et souligne la vacuité que peut avoir parfois au cinéma le désir d'invention ou de nouveauté à tout prix. Quoi faisant, Antoine Danis nous rappelle de quel livre ouvert disposait Jacques Tati pour étudier ses personnages : le monde, qui s'étend devant nous, où tant de vies déploient une sorte de génie mécanique, gratuit et inée, qu'il suffit parfois de cueillir pour faire que le film soit au travail.
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Bande annonce du film sur Viméo