Epaisseur de l’image, strates d’imaginaire analogique, frissons du direct enfouis dans les archives, Gail Pickering s’empare de l’étonnant matériel de la Vidéogazette, la première expérience de télévision communautaire en France, menée à partir de 1973 dans le quartier de la Villeneuve à Grenoble, pour une exposition immersive qui intensifie et sublime à la fois, recompose radicalement les architectures du centre d’art contemporain de La Ferme du Buisson.
La Hayward Gallery (British Art Show 7, 2010), la Tate Modern (Recent British Artists Film And Video, 2014) ou encore le Magasin à Grenoble ont déjà accueilli le travail de l’artiste qui n’a de cesse de questionner, à travers ses films, ses installations et ses performances, la complexité de l’image en mouvement, tiraillée entre le moment de sa réalisation et le présent continu de son actualisation, nœud d’intentions souvent contradictoires qui mettent dans l’impasse toute tentative de lecture univoque.
L’érosion de couches successives, l’effacement, l’intermittence, voir l’interruption du signal, la neige cathodique, les échos multiples, parfois dissonants, sont les principaux vecteurs qui orientent le cheminement de Gail Pickering dans les archives de la Vidéogazette. Des heures et des heures de bandes analogiques déroulent un corpus d’images éclectiques sous-tendu par la volonté d’embrasser tous les aspects de la vie d’une communauté dans les grands ensembles de la Villeneuve. Il s’agit avant tout d’une tentative d’émancipation collective, de contrôle et de production de l’image de soi au moment où la télévision n’avait pas encore complètement instauré son hégémonie. C’est le constat de l’échec de cette démarche utopique et militante qui interpelle l’artiste et déclenche son désir de s’emparer de ce matériau inédit, témoin de son temps. La barrière de la langue renforce le pouvoir de fascination des images, regardées en profondeur, de manière intensive, libérées ainsi de l’emprise d’un discours uniformisateur. Cette matière analogique hachée devient le point de départ d’une exploration protéiforme de l’imaginaire collectif et des différentes manières dont il se cristallise dans ses rapports à la caméra.
En guise de prologue, le rouge intense, filtré par une verrière du centre d’art, qui rappelle, par sa manière insidieuse de saturer l’atmosphère même de l’espace d’exposition, des expériences de cinéma militant et notamment le film de Chris Marker, Le fond de l’air est rouge. Le politique, ainsi concentré et sublimé, devient une expérience sensorielle, épidermique, enveloppante, qui s’insinue à travers les pores et travaille par imprégnation et contagion, s’affranchit de l’ordre de la construction idéologique et augmente la densité du vécu.
« L’énergie créée par l’image n’est pas utilisée. Elle est stockée physiquement. » Lore Gablier, commissaire de l’exposition, partage ce même intérêt pour la matérialité et la physicalité du médium. Near Real Time prend la forme d’un parcours immersif. D’une pièce à l’autre les œuvres se répondent et chacune instaure un rapport particulier à l’image, dans une multiplicité de temporalités diffractées. Au cœur de l’exposition s’orchestre un glissement progressif vers l’imaginaire. La tension directe, quasi sculpturale que met en scène Near Real Time – Remains entre la fascination du « direct » et la consistance de la trace, au fur et à mesure qu’une cigarette se consume, laisse place à un complexe jeu d’allers-retours à travers différentes strates de fiction qui se déploient à partir d’un référent aveugle. Gail Pickering fait appel à de jeunes comédiennes qui actualisent un scénario d’époque. Images d’archive et séquences tournées à la Ferme du Buisson, réel et imaginaire, passé et présent, Near Real Time - The Action Theatre Group brouille les frontières. Le continuum halluciné qui tend à s’installer, est secoué par des fulgurances auto-réflexives. Des mises en abime vertigineuses nous renvoient à notre place de spectateur devant ces images qui nous regardent. L’écart se creuse davantage, la ritournelle sonore et visuelle de Near Real Time – New Town finit par parachever la traversée du miroir, nous plonge du côté des images mentales, dans un environnement hypnotique placé sous l’emprise de Benny, dérivé familier de la Benzédrine, forme non-commerciale de l’amphétamine. Les lumières lointaines de la ville basculent dans l’abstraction, intérieur et extérieur se confondent, dans une expérience d’emprise radicale, développement insidieux de l’équation drogues - télévision.
Située au niveau supérieur du centre d’art, dans un espace parfaitement calfeutré, l’installation Karaoke déploie à l’échelle d’un moniteur de transmission télévisuelle une étrange chorégraphie. Des mains s’affèrent avec patience et minutie sur un corps qui nous demeure caché. Incisions précises, décollement des lambeaux de matière, époussetage soigneux, autant de gestes qui disent de manière silencieuse le rapport de l’artiste à son corpus d’archives. Elle laisse au visiteur le soin d’accomplir, à travers son déplacement physique d’une mezzanine à l’autre, l’opération de montage nécessaire pour tendre vers le secret d’une image qui n’a de cesse de se dérober.
Le BALTIC Center for Contemporary Arts à Gateshead en Angleterre accueillera à l’automne 2014 un second volet de l’exposition Near Real Time.