Fugue géographique, avant d'être un court film de 4 minutes, est une pièce musicale d'Ernst Toch, compositeur autrichien du début du 20e siècle, dont la technique du choeur parlé semble rejoindre directement les recherches d'Erik Bullot sur le bégaiement et la ventriloquie, deux phénomènes vocaux qui creusent un écart, introduisent un retrait et une différenciation dans le régime de la vocalité, et participent par là de son dévoilement. Ce film en est le témoignage immédiat.
Avec Fugue géographique, Erik Bullot cherche à épouser, pour les imprimer dans l'ordre du visible où se déploie le cinéma, les déplacements, les échappées et correspondances que la pièce d'Ernest Toch met en oeuvre. Car toute fugue est à la fois une fuite et une poursuite, actes par lesquels deux phrases musicales peuvent chercher à se singulariser et à se répondre ensemble. Et sans doute une voix trouve-t-elle sa tessiture propre dans sa réponse à une autre voix qui la rejoint. Le choeur n'est pas un ensemble où notre voix disparaîtrait, perdue dans une sonorité devenue collective, mais où elle peut prendre véritablement corps, se propager dans un espace que les gorges qui lui font face auront ouvert pour elle. Les mots de la pièce d'Ernest Toch, qui désignent pour la plupart des lieux géographiques choisis pour générer du bégaiement ("Mississipi", "Titicaca", "Honolulu", "Totocatepetl"), créent ainsi des failles, des brèches dans lesquelles une altérité peut s'immiscer.
Le dispositif de mise en scène et le montage sur lequel il ouvre explorent cette possibilité d'engendrer de l'espace dans l'espace pourtant clos du studio d'enregistrement. Une série de plans font se succéder les mots inscrits à l'écran et les visages qui les prononcent, captés tantôt seuls, tantôt l'un à côté de l'autre, les corps placés de manière oblique, ou figés, le regard tendu dans la même direction. Le montage, dont le rythme suit avec précision celui du chant, fait de répétitions et de reprises, permet ainsi à l'espace, dont les dimensions nous sont rendues inaccessibles par la photographie, de se dilater, de s'ouvrir littéralement, en épousant le rythme qui le travaille. L'image elle-même bégaye, dans son mouvement d'un visage vers un autre, pour permettre à de grands et lointains espaces de se déployer ici-même, dans le cadre a priori fermé du dispositif du film. Fugue géographique est un chant, et peut ainsi laisser jaillir, par ses variations intérieures, un monde, dont l'hospitalité est mise en évidence par les hésitations et tremblements de notre voix.