« Chercher l’écriture dans le ventre de la parole (…) une écriture qui se déplace de sa narration et tourne le dos au présent organique, s’éloigne du quotidien, contourne le réel pour d’abord et avant tout trouver l’essence. »
Dieudonné Niangouna
Une écriture qui se fait corps, une langue faite de cicatrices, de plais et de hantises
Comédien, auteur et metteur en scène, Dieudonné Niangouna bouleverse les termes de l’équation texte – parole et pousse la langue théâtrale dans ses retranchements. L’écriture se replonge dans le magma de la parole bouillonnante, explosive, farouchement libre, impétueuse, retrouve une pluralité de voix, de tons, de rythmes, d’accents et de couleurs.
Sa dernière pièce, Shéda, créée lors de l’édition 2013 du Festival d’Avignon, garde, pendant plus 4h de représentation, la fougue d’une improvisation, son immédiateté et son urgence, tout en s’appuyant sur un véritable travail de musicalité. Aux côtés des interprètes, deux musiciens performent en live, sillonnent l’espace, y introduisent des lignes discrètes et efficaces de basse, déclenchent parfois des foyers de sons aigus dans les gradins. Dieudonné Niangouna orchestre une autre manière de donner à entendre du texte. Les tirades fluides, charnues, heurtées, généreuses, brulantes, qui nous tiennent en halène malgré d’incessantes divagations, s’apparentent, dans leur déferlement irrésistible, à de la poésie sonore. L’écoute devient aléatoire. Le but n’est pas que vous compreniez, mais que vous entendiez, nous met en garde l’auteur. Le sens est pris dans des processus de sédimentation patiente, il est sujet à une forme d’agglutination. Très vite, il y va de conglomérats, de précipités et de dépôts, à l’image de la poussière blanche et coriace qui couvre le plateau et colle à la peau. Des jeux complexes d’idées se mettent en place. Déterritorialisations, déplacements sémantiques et imbrications de toutes sortes sont à l’œuvre, pour saisir au plus juste les réalités mouvantes du monde actuel, au delà des pressions idéologiques, des intoxications médiatiques et des refrains rabâchés.
La grande Halle de la Ferme du Buisson se transforme en place du village, les protagonistes débordent de la scène, rodent avec fracas autour des gradins, tiennent des positions en hauteur, tout en subvertissant le quatrième mur du théâtre à l’italienne, attisent le dialogue. Les idées et les avis fusent dans tous les sens, tout est passé au crible, des histoires de cœur à la politique moniale : la dictature à Cuba et la chute du mur du Berlin, l’aide alimentaire et le trafic d’armes, le sous-développement et la chaise électrique, le génocide et les touristes décontractés.
Des amorces d’intrigue refont parfois surface, germes de récit, telle cette histoire d’amour inconsolé et d’abandon, ou simples appâts, telle ces tentatives d’évasion menées par un personnage dont les traits empruntent à tour de rôle à James Bond et à Elvis, dans des glissements significatifs. Ces épisodes narratifs, dans le sens où l’on parlerait d’épisodes de fièvre, fonctionnent sur le principe de l’éruption des symptômes enfouis, apportent des éléments qui précisent la nature du lieu, nommé Nulle Part, et des protagonistes, la mastodonte, l’homme qui parle aux étoiles, le somnambule, le seigneur, Séphora, précisent et renforcent aussi l’idée de piétinement, d’implacabilité, de manque d’échappatoire de ce cimetière des dieux. La pièce ne tient pas grâce à une structure conventionnelle, mais se développe de manière protéiforme, organique, tisse et s’appuie sur des rapports surprenants entre les choses, parfois complètement prosaïques, parfois poétiques ou carrément abscons. Elle se revendique de ce déferlement de matière et de l’énergie terrible des performers hors-paire qui s’en emparent.
Aimer l’incompréhension du monde
Des constructions post-apocalyptiques, fourneaux, tuyaux, échafaudages, diverses installations massives et brinquebalantes, un crocodile, une mare sacrée, une termitière et le masque d’un ancêtre qui recevra, impassible, des ablutions d’ivrognes, sont nécessairement à l’étroit sur un plateau, compte tenu que la pièce fut créée pour la Carrière de Boulbon en Avignon où Dieudonné Niangouna était artiste invité de la dernière édition du festival. De cet attirail hétéroclite, nous retiendrons surtout l’étonnante machine à coudre dont les courroies sont démultipliées et semblent enclencher des bobines de pellicule, engrenage de projection fantasque et sibyllin qui parait tourner à vide, à moins qu’elle ne tisse un film aux images invisibles, mais quasi-palpables, à l’atmosphère prenante et immersive. Spiderman se déchaine à la guitare, une procession de super héros est menée par Catwoman au bord de la transe, Denver le dernier dinosaure, les criquets du Niger, Tom & Jerry, le dimanche à Bamako, le JT de 20h, les ours polaires, Marguerite Duras, Les sapeurs de la Main Bleue et plusieurs autres sont de la partie, dans une litanie interminable. La tessiture est relâchée et généreuse. Elle permet l’accumulation et la transmigration des images qui reviennent, se précisent, changent sans cesse. Nous retiendrons encore cette Françafrique lourde de son fardeau – le crucifix, la bannière à la croix gammée, le lance roquettes, la dictature et le néo-colonialisme.
Dans ce corps-à-corps furieux, urgent, nécessaire, éminemment poétique qu’est Shéda, Dieudonné Niangouna ménage un moment où le trop plein se décante, cette forme bouillonnante qui se cherche à chaque instant tend à se fixer dans les repères temporels nécessairement subjectifs, quasi-abstraits, d’un journal intime égrainé lentement qui ressasse l’exigence d’aimer l’incompréhension du monde. Le son de vagues porte sa respiration vaste, immense, sans entraves et sans repos.