I will come back as a baby / Je reviendrai comme un enfant

(Christian Merlhiot, 92 minutes, 2013)

Face à la beauté complexe d’une situation qui échapperait à toute rationalisation excessive, Christian Merlhiot crée les conditions d’écoute de ce qui, loin de toute anomalie ou fantaisie, s’avère assez étonnant et puissant pour questionner notre vision du monde.

I will come back as a baby entremêle une série de rencontres avec des habitants d’Igloolik, petite communauté inuit de l’Arctique canadien, à la fin de l’été 2009. L’acteur Nasri Sayeh, visiteur venu d’ailleurs, endosse pour le cinéaste le rôle de l’intermédiaire. A mesure que les entretiens s’enchaînent, nous découvrons un autre monde généalogique dans lequel des noms hérités des ancêtres sont transmis de génération en génération et où l’esprit des morts côtoie le corps des vivants, au-delà du sexe, de l’identité et du genre.

Nous devinons la fascination du cinéaste. Cependant, Christian Merlhiot n’aborde pas ce phénomène de renaissance comme une curiosité, ni comme un problème, mais comme une simple différence à explorer. Ce faisant, il rencontre d’autres conceptions de l’être, du récit et de la communauté. Invités à ce voyage au bout de la terre, aux confins des temps passés et présents, des traditions et des mutations si proches et lointaines, nous en accueillons les témoignages et nous sommes séduits – est-ce par la puissance essentialiste des récits ? Leur douceur ? Leur étrangeté ? La respiration qu’ils nous offrent ?

Nous ne décrirons pas le cœur des histoires. Elles sont la pulsation du film. Toutes dévoilent des expériences contemporaines, relativement universelles : la vie du village loin de la grande ville, les aléas des relations familiales ou des histoires individuelles. Mais aucune ne saurait se conformer à notre analyse : l’identité n’est pas tout d’abord déterminée par le sexe, la personnalité est multiple et les souvenirs des vivants remontent à un âge d’avant la naissance… Sans insistance, le film s’attelle à l’interrogation de ces circonstances et caractères. Nasri Sayeh, ni investigateur, ni réellement complaisant, place les personnes rencontrées, une à une, en position de dialogue. Souvent à l’extérieur, dans le vent, ou face à l’horizon (où certains y guettent encore l’arrivée des baleines), elles racontent leur passé, leur naissance, ou leur quotidien. La distance qui résulte de cette mise à plat des récits nous offre une grande qualité d’écoute, et nous permet, à notre tour, d’envisager les forces vitales de ces histoires.

Le film aurait pu faire l’objet d’une animation, que propose le court métrage en avant programme (NINGIUQ, Christian Merlhiot, 11 minutes, 2014). Aucune déception : la prise de vue réelle ne souffre d’aucun manque, tellement elle rend probante la relation du récitant au souvenir, du plan au hors champ, du présent aux temps enfouis. Le récit de la personne, presque face à nous, oblige à imaginer et à se confronter à un état de fait : entre magie et réalisme, fabulation (positive) et sincérité, nous retrouvons la force du mythe, le fondement d’une culture, une certaine humanité et ce qu’elle met en œuvre pour transmettre ses valeurs et ses sens.

Ne serions-nous pas également attirés par le modèle social que cet ailleurs nous suggère ? Nasri Sayeh demande à une petite fille, par l’intermédiaire de sa mère, si elle est « il » ou « elle » (« Are you a he or a she? »). Elle ne saura pas répondre, sinon qu’elle est « normale dans la communauté ».  Sur les T-shirts, des icônes de l’univers de Disney. La culture moderne se superpose à la tradition. Les signes sembleraient se contredire.

L’actualité nous offre aussi un point de vue sur le film dans lequel la critique sociale semble alors indirecte mais omniprésente. Le cheminement auquel nous invitent les récitants et Nasri Sayeh nous mène à revoir notre jugement, élargir notre cadre de références, repousser nos repères. Car tout s’inverse. Ce que nous associions à une révolution de l’être (l’indétermination, l’ambivalence, la multiplicité identitaire) est ici, mystique ou banal, le fruit d’une tradition que certains veulent préserver, y trouvant la sérénité perdue dans l’expérience du monde global et urbain ou simplement une donnée de leur existence.

Dès lors, la question du futur se pose. L’attribution du nom d’un ancêtre à un nouveau né engage une filiation et un héritage, une position dans le groupe et une référence inconsciente. Recevoir le nom d’un ancêtre, c’est aussi recevoir un ensemble de qualités et de prédispositions. Les récitants abordent beaucoup l’histoire de leur(s) ancêtre(s) et le passage effectué d’un monde ou d’une identité à l’autre, mais peu l’avenir. Le film ne les y contraint pas. Comment se projettent-ils ? Comment s’émancipent-ils ? La généalogie les constitue ou les renforce, mais nous ne mesurons pas bien son incidence.

Le film s’engage dans la spirale des temps, de la parole et des corps, et ne la referme pas. Nasri Sayeh effectue quelques cercles concentriques puis s’éloigne, retournant peut-être lui aussi vers ses ancêtres, au Liban, sans rien abandonner au présent. 

A Igloolik, l’architecture résiste au climat extrême. Les constructions sont basses, cubiques et colorées. Imaginons que les identités puisent dans la préhistoire de leur origine la force vive d’affronter les changements de saisons et les mutations du monde.


Crédits photos : Christian Merlhiot
| Auteur : Clément Postec
| Artiste(s) : Christian Merlhiot
| Lieu(x) & Co : Le Reflet Médicis

Publié le 26/02/2014