Le film de Pierre Weiss met en scène trois situations, où quelque chose semble bloqué, les mêmes phrases, les mêmes gestes se répètent à l'envi, buttent sur un invisible grain de sable qui empêche la scène d'évoluer. En lieu et place des échanges attendus entre un mari et sa femme ou un homme et son voisin de pallier, une violence verbale, puis physique, roule comme une vague et se répète inlassablement, comme une roue qui tourne sans fin.
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C’est un film en trois parties :
1. l’entreprise
2. l’investissement
3. le capital
Gaelle Obiégly : Est-ce que lorsque tu conçois ce film tu as l’intention de faire faire quelque chose à quelqu’un ? Est-ce que ta fonction est d’actionner des êtres ?
Pierre Weiss : Je crois que c’est plutôt mettre en place des situations. Par la force des choses, il y a des acteurs - des êtres humains, disons - qui jouent dans les films. Moi-même je fonctionne comme un automate dans le sens où il y a quelque chose que je dois faire. Je dois faire ces choses, l’une après l’autre. Je dois faire le film de cette manière-là. En regardant rétrospectivement comment ça s’agence et comment c’est construit, ça me convient. De ce point de vue, ce n’est pas de l’architecture où la mise en place est conçue d’avance. Là, je trouve qu’en regardant les personnages articulés – leurs paroles, leurs gestes – ça ressemble un peu à la manière dont je fais le film. Ils mettent en place une situation qui dépasse la situation elle-même.
Gaelle Obiégly : Je pensais, là, en t’écoutant, que c’est comme un jaillissement qui dure, indéfiniment. Tu vois, les jets d’eau...
Pierre Weiss : Les fontaines japonaises... oui... avec le trop plein... ça ne déborde jamais. J’ai remarqué que dans mon travail, il y a souvent ça. Dans les Pater Noster, notamment. Et là, dans les films, ça parle, pour dire les choses de manière assez simple, de la violence entre les êtres. Il n’y a pas de communication, alors la violence jaillit comme autre forme de communication. Dans les trois parties du film, c’est ça. Il y a un geste répété. Il y a quelque chose d’automatique, d’automatique un peu comme un problème moteur, quand quelque chose, par exemple, chez ceux que l’on dit « retardés », quand quelque chose ne s’est pas développé.
Gaelle Obiégly : C’est-à-dire pour toi « incommunicabilité » c’est une action verbale, physique, qui ne débouche pas...
Pierre Weiss : Oui, il faut trouver un autre moyen...si tu arrives à faire communiquer, à faire parler un autiste, à faire en sorte qu’il manifeste quelque chose, si ça se passe, ça se passe différemment, ça passe par un autre biais. C’est peut-être par exemple qu’il ne va pas pouvoir le dire, mais il pourra peut-être le dire en tapant sur une machine à écrire, mais pas tout seul, il faudra un autre truc, un intermédiaire. Mais...même s’il a réussi à faire ça, il ne pourra quand même pas communiquer. Même s’il a réussi, grâce aux instruments, à écrire les mots, il ne pourra pas les dire...enfin, il ne peut pas parler mais il peut quand même communiquer mais...avec un rituel. Et il y a des gestes - comme un clignement d’œil, se toucher les doigts tout le temps, tourner la tête...Mes films, d’une certaine manière, fonctionnent comme ça. C’est la violence entre les gens.
Gaelle Obiégly : Dans tes films, on n’a pas affaire à des personnages mais à des types.
Pierre Weiss : Oui, et à des actions. Ce ne sont pas des illustrations, du genre « mettre un être humain dans telle situation », non c’est l’action elle-même.
Gaelle Obiégly : C’est la violence entre les gens mais pas la relation sado-masochiste. C’est en ça que les êtres ne sont pas des personnages, dans tes films.
Pierre Weiss : Personne, dans ce que je filme, ne prend plaisir à faire ce qu’il fait quand il impose sa supériorité à l’autre. Il n’y a pas de méchants, pas de gentils. S’il y a des méchants ils sont parmi les spectateurs du film. Dans la première partie, c’est la violence entre un homme et une femme qui se disent des choses. Mais, apparemment, quoi qu’ils disent, la seule chose qu’il y a derrière est cette phrase : « tu peux te tirer une balle dans la tête ». C’est-à-dire : « tu peux disparaître mais fais-toi disparaître toi-même. » L’un ne dit pas à l’autre : « je vais te tuer », non il dit : « tu peux le faire toi-même. » Et, alors, on coupe le son de ce film – parce que, quand même, c’est une histoire de son et d’image et d’interprétation des êtres humains qui font ce qu’on leur dit mais enfin bon je vais pas refaire l’histoire du cinéma et des acteurs...comment le cinéma est fait, mais enfin bon les acteurs, ils vivent leur vie évidemment, donc ils sont quand même là, ils jouent, mais ils sont en train de vivre leur vie, en même temps, c’est pour ça que le concept, ça c’est autre chose encore, mais le concept d’un acteur qui interprète, sans être soi-même, la schizophrénie des acteurs, pour moi, c’est quelque chose de relatif, puisqu’il vit toujours sa vie au moment où il interprète quelqu’un d’autre. - alors je reviens à ce que je disais, on coupe le son de ce film, ou bien imaginons une projection qui se passe mal avec le son qui ne marche pas et ce que l’on voit alors ce sont deux personnes discuter. Tu verrais vraiment une discussion, une discussion un peu ardue, violente, enfin pas gaie. Mais tu aurais l’impression qu’ils se disent énormément de choses. Le film raconte ça : derrière tout ce qui peut être dit il n’y a qu’une seule phrase. Je ne pense pas que c’est forcément comme ça que communiquent deux personnes qui s’aiment, ou qui ne s’aiment pas mais qui ont décidé d’être ensemble. Disons que c’est ça, que cette phrase est le fantôme d’une relation : « J’aimerais que tu disparaisses. » « Je ne peux pas vivre sans toi, mais je voudrais que tu disparaisses, si quelque chose n’est pas comme je le voudrais. » Dans le premier film, il y a ça, toute cette discussion possible, tout ce qu’ils ont l’air de se dire mais dès que tu allumes le son il n’y a qu’une seule phrase. Le fait de la répéter tout le temps, tout le temps, tout le temps, ça en devient un film muet. Et pareil pour le deuxième. Le troisième n’est pas du même ordre, c’est le troisième qui donne la solution. C’est le troisième film qui résout l’énigme.
Gaelle Obiégly : Comment interpréter la répétition dans tes films ? Quelle valeur, quel sens lui donner, à cette répétition ?
Pierre Weiss : Je pense que c’est un peu comme la litanie. C’est-à-dire qu’il faut le dire beaucoup pour que quelque chose prenne sa place. Ça doit ressembler un peu à la cuisine quand on fait de la mayonnaise, ou des choses qu’il faut tourner, tourner...les choses prennent leur temps. Dans la répétition, il y a l’idée d’insister pour produire l’effet. Sinon, dans mon travail, en général, j’ai l’impression que ça ne se répète pas en se répétant, il s’agit d’être dans le même ordre, dans la même matière.
Brancusi, à la fin de sa vie, refaisait continuellement les mêmes sculptures. La colonne sans fin, il l’a refait X fois, et la Tête. Il refaisait continuellement. Il passait son temps à polir la pierre. Mais chaque chose a une fin quand même, elle finit et elle recommence ailleurs. Dans le film, la première partie, l’entreprise, chacun laisse parler l’autre, et ils disent chacun la même chose et même en disant chacun la même chose ils ne disent certainement pas la même chose. A la fin, ils se coupent la parole pour dire au même moment la fameuse phrase et alors ils regardent dans le vide. Là, c’est tragique. Et ça débouche sur un autre film. Un Français veut entrer dans l’appartement d’un Polonais mais le Polonais ne veut pas qu’il entre, parce qu’il est chez lui. La seule chose que veut faire ce Français c’est entrer. Le Français ne veut qu’une seule chose. Les deux parlent la même langue. Le Polonais regarde une émission à propos de De Gaulle et il est dérangé par un Français qui veut entrer. Alors, comme ce Français ne veut rien entendre, il faut le faire disparaître, il faut l’éliminer, il faut l’empêcher, le mettre k.o. Donc il lui tape dessus. Ça dure très très longtemps, beaucoup plus longtemps que dans la réalité, il faut qu’une situation soit longue parce que ce que nous vivons comme quelque chose de pénible est toujours trop long. Dans le film, ça pourrait durer encore des heures.
Gaelle Obiégly : Celui qui est fou soi-disant au regard de l’autre amène la folie chez celui qui le voit tel.
Pierre Weiss : Dans la deuxième partie du film, l’investissement, la personne veut entrer et le type qui lui tape dessus parce qu’il ne veut pas qu’il entre trouve que l’autre est fou. Et il le tabasse comme un fou, en lui disant plein de fois « tu es fou ». Et il lui dit « non ce n’est pas possible que vous entriez », pourtant c’est possible. Ce serait possible s’il le laissait entrer.
Il y en a un qui regarde la télévision, qui voit le monde tel qu’il est montré par la télévision. Un autre veut entrer, il veut juste entrer mais il veut entrer de manière extrême. Il veut mettre en pratique son désir. C’est-à-dire son désir c’est quand il dit « je veux entrer ». Si quelqu’un dit « je veux entrer », tu joins l’action à la parole. « vouloir » et « entrer ». Qu’est-ce qu’il faut faire ? Il faut coûte que coûte entrer. Et l’autre, il trouve que ce n’est pas normal. Parce qu’il regarde la télévision...il veut juste être chez lui, il veut qu’on lui foute la paix. L’autre, peut-être, il ne fait que passer, peut-être il allait ressortir par la fenêtre. Et il entre enfin quand l’autre a réussi à l’abattre, à le mettre k.o, c’est là que l’autre réussit à entrer, à la fin du film, il tombe dans l’appartement. Il est dedans avec son corps. C’est-à-dire que quand il ne voulait plus entrer, quand il ne pouvait plus diriger son action, quand son corps malgré lui tombe et que l’autre ne peut l’arrêter, il est dans l’appartement de l’autre. Ça, c’est quelque chose qui me plaît bien.
Gaelle Obiégly : Trouves-tu qu’il y a un lien entre tes films et ton travail plastique, les dessins, les tableaux, les sculptures ? Moi, je trouve que oui. Quel rapport établis-tu entre les deux, entre les choses immobiles et les choses mobiles ?
Pierre Weiss : Le fait que ce soit moi qui fasse aussi bien l’un que l’autre, il y a un rapport. Et comme je fais les choses en laissant faire ce que je fais, donc il y a un rapport.