Une fois passée la nuit que fait exister, d’un point de vue sonore, le chant des grillons à l’ouverture du film, la toute première attention de Who Chooseth Me sera pour deux visages possibles d’une seule et même humanité. Dans la moitié gauche de l'écran, un jeune homme, emmitouflé dans un sac de couchage, allongé dans le sable. Lui succède immédiatement, dans la partie gauche du cadre, le visage d'une jeune femme qui, semblant répondre à une indication venue de la caméra, regarde autour d'elle. Ces premières images posent le dispositif filmique de Who Chooseth Me et nous permettent, au seuil de notre entrée dans le film, de sentir ce qu'il engage. Who Chooseth Me est un film de rencontres et d'immersion, qui cherche à corréler dans le même espace du film des environnements distincts — Venice et Las Vegas — et à faire se rencontrer des images qui, comme les visages ou les lieux qu'elles captent, ne sont pas faites a priori pour être ensemble. En cela, nous sommes fondamentalement en présence d'un film de montage, qui se saisit d'une pièce de Shakespeare, Le marchand de Venise, comme d'un outil de perception et de recherche, capable d'agir les rencontres en provoquant des situations de mise en scène et de scruter dans les lieux les indices qui permettent de mettre un récit à l’épreuve du réel.
Sous titré "Notes for The Merchant of Vegas", le film se donne comme une recueil d'images dont le statut peut varier : prises de vues documentaires, journal filmé, casting improvisé aux abords de la plage... Ces plans ont pour dénominateur commun d'êtres à la fois enracinés dans l'ici et maintenant de l'expérience d'un lieu et ouverts sur l'autrefois d'un récit, dont la caméra est le moyen. Cet entre deux permet au film de se tenir du côté du vrai, qui est ce qu'il peut, selon le mot de Madame de Duras qui lance le film et que Walter Benjamin a placé en exergue de la première version de L'œuvre d'art à l'époque de la reproductibilité technique. En se tenant au seuil d'une adaptation possible du Marchand de Venise, dont nous n'aurions que les prémisses — images de repérages ou de casting — Pierre Moignard approche d'une manière inédite la question de la fiction documentaire. Il ne s'agit pas tant pour lui de proposer un réel fictionné que de faire apparaître des points de passage, une réelle circulation, entre des formes documentaires et des éléments narratifs qui nous sont donnés dans un statut de matériau, selon les deux régimes de la voix off et de la réplique, livrée face caméra, par des passants mobilisés pour l'occasion. L'enjeu est de construire une image, si l'image est bien, pour rester en compagnie de Benjamin, la rencontre entre un autrefois et un maintenant formant une seule et même constellation.
L'effet conjugué du zoom caméra et du split screen, et ainsi d'un procédé de tournage et d'une technique de montage, permet de rendre particulièrement saillant ce point de contact entre deux temporalités dans l'image. Ainsi le portrait de Shylock, personnage auquel Who Chooseth Me donne une humanité que la pièce de Shakespeare semble à bien des égards lui avoir refusée, résulte de ce double mouvement d'une présence et d'une absence. Le zoom initial qui nous approche du visage, travaillé et marqué, de l'homme qui prête ses traits à Shylock, permet à la fois de le saisir dans l'environnement de la plage qui semble être son lieu quotidien d’existence et de l'isoler de tout contexte pour en faire, en évoquant certains plans de western tournés en cinémascope, un pur regard porté vers un ailleurs à nos yeux inaccessibles.
C'est parce que Who Chooseth Me se donne comme des notes pour un film à venir que la jointure entre le présent de l'environnement et le passé du récit est possible dans la fabrication des images. Dans ce dispositif, les corps et visages sont à la fois eux-mêmes et ce qu'ils pourraient être, cherchés et trouvés ensemble. Le film en effet leur donne cet environnement où ils peuvent faire valoir leur pauvreté intérieure et extérieure qu'évoque la voix off, en référence à un autre court texte de Walter Benjamin sur la modernité, Expérience et pauvreté. Tel homme, café à la main, assis face à la mer, pourrait être Antonio, et en un sens il l'est déjà, comme le donne à penser le film, dont le texte passe ici du conditionnel au présent, pour faire état des sentiments qui gagnent le personnage et que signale le contenu même des images – la solitude d’un homme, dont le zoom restitue une silhouette instable et fragile, assis face à la mer. De la même manière, le corps sculpté de cette femme qui pratique le bodybuilding sur la plage estdéjà celui de Portia, au même titre que lui donnera plus tard son expression le visage de cette femme qui interprète pour la caméra un passage de la scène où le prince du Maroc, qui a déjà pris forme dans le film, vient tenter sa chance auprès d’elle.
Who Chooseth Me est construit en diptyque, ce qui permet de capter une tension entre le passé et le présent dans l'image, mais aussi de mettre en œuvre une expérience simultanée du proche et du lointain. Le montage, selon le dispositif du double écran, permet en effet de montrer un individu, non seulement dans son lieu d'existence, mais aussi en relation avec un environnement qui n'est pas le sien, et auquel il aspire peut-être. De fait, le dénuement et l'abandon des hommes allongés sur le sable sont rendus plus saillants d’être exposés conjointement à l'ornement et au faste éventuel que dégage cette terrasse de restaurant que décrit la caméra, d'abord en resserrant le cadre sur la gigantesque fontaine qui l'environne, ensuite en donnant son attention à une serveuse qui fait irruption dans le champ et qui distille dans la séquence un sentiment de légèreté contradictoire, au vu du plan qui lui fait face. Quelque chose d'essentiel se dit ici sur l'état de pauvreté intérieure des espaces — tel le zoo où tous les objectifs sont tournés en direction des mêmes fauves — construits en vue du tourisme et du divertissement.
Dans cette économie plastique, les plans de machine à sous qui ponctuent le film trouvent leur place comme symbole visible d'une richesse espérée, souvent corrélative d'une pauvreté en acte. Les jeux de lumière permettent d'imprimer dans l'écran un appétit tenu en éveil, et enracinent dans le réel le jeu de l'amour et du hasard que dessinent les scènes liées aux trois coffrets dans la pièce de Shakespeare. Ce ne sont donc pas que les corps et les visages qui doivent attraper quelque chose de ce film à venir, mais les lieux également, qui peuvent faire décor — un autre mot pour dire l'ornement — sans autre intervention, ou proposer des signes qui font circuler notre pensée entre le monde et la comédie de Shakespeare, comme ces pièces de viande qui peuvent être l’image concrète, immédiate, de la livre de chair d'Antonio à laquelle prétend Shylock. Par ce plan, c’est aussi l’image d’une satiété qui gagne l’écran, et qui donne une résonnance particulière à bien des plans du film.Who Chooseth Me est un film profondément charnel. Les corps endormis, les mains agitées sur les machines à sous, les muscles tendus, les regards tournés vers la caméra sont autant de manières de donner une chair à cette humanité qui peuple le film. Ce sont ces corps en effet qui distribuent le monde qu’ils ont reçu en partage et auquel ils nous ouvrent un accès. Il n'est pas anodin que Who Chooseth Me s'achemine vers des images d'une fête improvisée sur la plage, laquelle semble donner enfin sa vraie mesure, quand les hommes et les femmes qui s'y rassemblent peuvent y faire valoir leur pauvreté pour commencer quelque chose à ciel ouvert, à partir de rien, ou de très peu, et regarder un avenir s’ouvrir dans des éclats de rire et de joie.