Petit matin de Christophe Loizillon

Christophe Loizillon a initié, il y a plus de quinze ans, une nouvelle pratique dans son itinéraire de cinéaste avec un film qui s’appelle Les mains. Le cinéma, comme tous les arts plastiques, a de toute évidence une dimension manuelle et artisanale. Depuis lors, Christophe Loizillon ne cesse de creuser cette possibilité, en la déployant dans le cadre d’une contrainte – celle du plan séquence – dont le sens, et c’est le cas de la plupart des obstacles qui nous viennent, est de réveiller une liberté de ton et de création.

Mais pourquoi cette contrainte du plan séquence ? Sans doute parce que ce dernier apporte toujours, si sa forme est véritablement pensée, la possibilité d’un récit dans le récit. Le plan séquence permet d’introduire dans le film quelque chose d’unique tout en le faisant accomplir un pas au-delà. Construit comme une série de plans séquences, le film devient un ensemble d’unicités, une famille de plans en quelque sorte, dont chaque membre contribue au sens et à la forme du tout que représente le film, mais peut aussi signifier par lui-même, dans la solitude de son commencement et de sa fin. Sous une apparente simplicité, la narration par plans séquences, telle du moins que Christophe Loizillon la met en œuvre, nous adresse le cinéma avec un degré d’exigence des plus élevés.

Avec Petit matin, Christophe Loizillon montre comment, par ce procédé d’écriture proprement cinématographique, il est possible de photographier un décès, de mettre en lumière en quelque sorte cet événement qui n’est jamais le notre à proprement parler, mais qui bouleverse pourtant de fond en comble notre actualité, en ébranlant les relations aux autres et au monde qui la caractérisent, et en nous livrant, sans prémisse ni préparation, le nœud contradictoire d’une présence et d’une absence embrassées d’un seul tenant par une seule pensée, et par une pensée seule. Pour y parvenir, et mettre en scène ce qui reste le hors champ absolu du cinéma, lequel ne peut précisément filmer que des formes qui entrent en présence, Christophe Loizillon s’efforce d’inventer, pour chacun des proches de la défunte, un très court récit qui le saisit à son point de défaillance devant l’épreuve, plus ou moins rude et manifeste, selon la proximité et les relations qu’il entretenait avec la disparue. Petit matin raconte ainsi à la fois, et en même temps, un décès et une série de respirations empêchées, transformées par la triste nouvelle, mais aussi rendues plus évidentes dans le sentiment de vie qui les anime.

Le film s’ouvre sur une fleur, filmée en gros plan, à la nuit tombée, et nous donne ainsi une première image de la fragilité de la vie. Un homme, un peu âgé, vient la cueillir, en compagnie d’un chien qui jappe autour de lui. Le cadre reste concentré sur la fleur, la présence de l’homme et de son animal domestique se jouant essentiellement hors champ. Le plan séquence nous fait passer à l’intérieur de la maison. La fleur est jointe à un bouquet. Le cadre s’immobilise et le film devient nature morte, pour un instant seulement, alors que son mouvement continue de se déployer hors cadre, un peu plus loin, dans la bande son du film. Un autre jour, une jeune femme, dont nous pouvons détailler à loisir le visage lors de son trajet à mobylette, se rend dans une vaste propriété. Elle s’appelle Alice. La focale se concentre exclusivement sur elle, sur ses gestes quotidiens. La jeune actrice va devoir donner corps, dans la continuité d’un seul plan, à un changement à la fois radical et subtile dans sa manière d’occuper ce lieu familier, passant d’actes habituels et assurés à leur interdiction soudaine, dans cet instant imprévisible où elle découvre en miroir, en image donc, la dame dont elle s’occupe ordinairement morte sur son lit. Au delà du travail d’interprétation, et donc de direction, que demande l’évolution de la dramaturgie, il y a quelque chose de très juste, ici, dans le travail du plan séquence. L’événement que reçoit Alice, et qu’elle devra elle-même annoncer à d’autres, vient rompre quelque chose dans sa temporalité. Il suffit de modifier discrètement, sans heurts, quelque chose dans les gestes et l’expression pour incarner cette rupture. La découverte du corps immobile de la dame dans le miroir dit à la fois un moment d’intrusion et de séparation. Tout à coup, voici que la vieille dame, que nous n'avons pas réellement vu, est très loin. Nous pouvons ainsi sentir et voir, sur le visage d’Alice, cette existence qui va s’éloignant, irréversiblement.

Cette scène étant donnée, Christophe Loizillon peut capter, chez les proches de la défunte, ce temps spécifique qui suit l’annonce d’un décès, où l’on comprend que notre vie intime a changé définitivement sans pouvoir visualiser complètement en quoi ni pourquoi. Si ces plans, d’un point de vue discursif, s’ordonnent les uns aux autres et s’amplifient les uns les autres, chacun rejoue, pour lui-même et à part soi, cette découverte de l’absence qui constitue le cœur du film. Mathieu Amalric doit affronter simultanément une tristesse envahissante et les considérations pratiques qui accompagnent nécessairement cette épreuve, lesquelles considérations, en nous renvoyant immédiatement au réel dans son sens le plus trivial, nous rendent peut-être plus fragiles encore et plus perméables à la douleur. Son visage, comme auparavant celui d’Alice, ou comme plus tard celui de Nathan, qui s’isole malgré la présence de son père à ses côtés, peut donner à voir, en ouvrant sur elle, une intériorité bouleversée. La nage à laquelle Nathan et son père s’abandonnent ou la musique qui joue dans le casque du jeune homme lorsqu’il s’installe dans la voiture ne nous détournent pas de la dramatique de l’absence imposée, mais la font résonner plus fortement encore, d’un écho intérieur aux figures qui traversent le fillm.

Ce passage vers l’intériorité des personnages est un mouvement qui habite Petit matin. Plusieurs des plans séquences qui composent le film accomplissent en effet un passage d’un dehors (le jardin, la route, le lac) à un dedans (la maison, la voiture). Il s’agit bien, avec le cinéma, d’aller au cœur des êtres, en proposant un accord intime entre le fond et la forme. La photographie, dans cet ordre, a aussi son importance. Dans le cadre, le premier plan — qui est ici le sujet avoué , mais pas le seul, du plan — se détache souvent sur un arrière fond auquel le regard n’accède que difficilement (flou, hors cadre, etc.) et qu’il doit réinvestir avec ce que la bande sonore ouvre dans le récit. Christophe Loizillon montre ainsi, par un procédé de prise de vue, comment une émotion, quand elle est en excès sur nos propres possibilités, peut changer la plasticité du monde environnant, dont nous avons parfois l’impression — mais qui ne reste qu’une impression — qu’il nous devient inaccessible. Et c’est bien là toute la beauté de Petit matin, qui sait rendre manifeste, par une maîtrise de l’outil cinéma évidente, ces moments où nous lâchons prise, où nous perdons pied dans un monde dont nous sentons en même temps, dans le lointain de nos pensées, qu’il continue de s’adresser à nous, comme pour nous assurer que ce jour de deuil est aussi le matin de notre vie et que nos yeux, malgré l’épreuve, doivent se laisser rencontrer par la nouveauté que tout dehors porte avec lui.


| Auteur : Rodolphe Olcèse
| Artiste(s) : Christophe Loizillon

Publié le 23/10/2013