Loïc Touzé / La chance

C’est le cinéma, avec ses puissances pour le mouvement et pour le temps, qui est venu m’informer de la possibilité d’une danse à venir : il fallait recommencer à regarder le corps. Cela supposait de devenir nous mêmes un paysage, une caméra, un rythme, un scénario, une dramaturgie, un acteur, d’avoir un cinéma ambulant dans le corps (1)Loïc Touzé conjugue mobilité du regard, des corps et des imaginaires et signe une pièce troublante qui ouvre des champs insoupçonnés de possibles. 

Un dispositif du regard

La grande salle de la Ménagerie de verre est revêtue en velours noirs, poreux, opaques. Les murs bruts, la chape en béton du sol, le plafond bas et ses poutres en acier massives disparaissent dans une obscurité étrange, enveloppante. L’espace, rétréci, acquiert une profondeur quasi-abyssale. Une sensation de densité indicible fait déborder les murs. Jocelyn Cottencin, qui a réalisé le plateau d’incrustation sur fond uni, fluorescent, sur lequel évoluent les danseurs dans Love, imagine pour cette nouvelle création de Loïc Touzé une scénographie qui s’apparente à la chambre noire, un véritable dispositif de regard propice aux apparitions, aux persistances rétiniennes et aux survivances hallucinées.

Ouverture 

Six danseurs s’avancent vers nous, s’arrêtent au bord de cet espace, dans un endroit liminaire, dans une zone de lumière qui beigne également le qu’ils semblent convier dans leur ronde ouverte quand ils se donnent les mains. Leurs yeux sont grand ouverts, mais leur regard n’est pas vision mais ouverture. Le chorégraphe a travaillé un regard qui absorbe, pour que le spectateur s’y engouffre. En ouverture de Morceau, l’une de ses anciennes créations, Loïc Touzé se tenait ainsi débout face au public, immobile et lançait : C’est mon moment préféré, c’est le moment où toutes les attentes ne sont pas encore complètement déçues. Je vous propose qu’on arrive à s’en tenir à ça tout au long de la pièce. Pas de discours explicite pour La Chance, les danseurs se contentent de laisser éclore des mots, simples, épars, sans que des associations d’idées soient immédiatement accessibles, autant de bribes et d’éclats, captures prélevées sur un fond culturel commun, égrainement de possibles, autant d’invitations à une plongée dans la matière mouvante, encore opaque, d’un imaginaire qui se tient farouchement en deçà de la naissance d’un sens dominant, univoque. Les mots tombent plus vite, se chevauchent, se font écho, s’étirent dans une façon d’articuler fort appuyée, glissent sur les visages immobiles, fusent dans l’espace noir et indéterminé, dont la texture semble modulée par des rythmiques étranges. Les danseurs se retirent un à un dans les limbes, s’abiment dans l’obscurité avide et accueillante.

Un solo hypnotique : de l’usage du gros plan en danse 

Fondu enchainé : Marlene Monteiro Freitas, les yeux fermés, se tient si près du public. Dans le silence absolu, les bruits de son corps — les articulations qui se replient, les muscles qui se contractent — augmentent le trouble de cette apparition magnétique. L’engagement dans le mouvement se fait par un lâcher du poids dans tout le corps, les appuis s’enracinent paradoxalement dans le sol alors que la danseuse semble se détacher de manière irréelle sur le fond neutre. Son visage est labouré par des émotions  contrastées, si particulières. C’est délicieux de mettre du récit dans les visages ! s’exclame le chorégraphe dans un échange passionnant avec l’artiste visuel Mathieu Bouvier. Ce sont des germes de narration à peine effleurés, car en l’absence d’un sens unificateur porté par la musique et des codes de la figuration, nous sommes entrainés vers une perte totale de repères. Son monde intérieur, pourtant en ébullition continue, nous est complètement inaccessible. Dans la même discussion publiée dans l’ouvrage collectif Danse et cinéma, édité par Capricci (avec le soutien du CND), Mathieu Bouvier évoque Gilles Deleuze et ses développements sur le gros plan et l’image affection. Les battements des globes oculaires sous les paupières serrées avec entêtement, le coin de la bouche qui se lève dans un sourire espiègle, le front qui se plisse d’étonnement, voici autant de signes indécidables, de signes de subjectivation (selon le syntagme du philosophe) – d’expressions dérobées de l’imaginaire de la danseuse. Quelque chose d’extrêmement troublant se déroule devant nos yeux. La performeuse est en prises avec différentes figures tapies dans son inconscient. Par des techniques apparentées à l’hypnose et à la télépathie, Loïc Touzé puise des danses en amont des effets d’éducation, au delà des mécanismes critiques de ses interprètes. Plus que la virtuosité et la finesse, il exige d’eux un véritable engagement émotionnel, une descente dans les sédiments profonds de la mémoire corporelle. 

La danse se love dans ce glissement continuel entre l’amorce d’un geste et la ruine d’un autre, elle couve dans les ellipses, et sourd de ces battements inframinces, entre réminiscences, oublis, gestes effectifs et projections. Pour reprendre Mathieu Bouvier, elle résulte de la conjonction entre la danse que les danseurs voient quand ils ferment les yeux et la danse qu’ils font, entre la danse qu’ils font et la danse que le public reçoit. Et Loïc Touzé de surenchérir, en évoquant son ancienne expérience de danseur : j’entends le public regarder, je les entends voir des choses que je ne soupçonne même pas et je joue avec des hypothèses d’images qu’ils me renvoient. Le jeu commence à partir du moment où les autres commencent à voir

Marlene Monteiro Freitas évolue au cœur de ses mythologies intimes, nimbée d’images fulgurantes, incongrues. Dans cet espace noir, indéterminé, ses mouvements se chargent de la force des gros plans cinématographiques, ils s’intensifient dans le regard, réunissent les conditions d’une focalisation. Mathieu Bouvier pointe vers l’éthique du regard que Loïc Touzé met en œuvre dans ses créations. Un véritable travail de l’œil sous-tend La Chance : l’image n’est pas seulement une information visuelle, mais une formation de mon regard, pas seulement une forme ou un signe, c’est avant tout une faculté et un exercice

Télescopage des mondes intérieurs – une lente sédimentation

Marlene Monteiro Freitas ouvre enfin les yeux. Les visions qui l’habitaient l’instant d’avant s’évanouissent, elle revient à soi de très loin, s’efface lentement dans les profondeurs de la caméra obscura. D’autres soli vont se succéder, mobilisant d’autres mondes intérieurs avec autant d’intensité. Les images débordent des corps selon différents registres. La musique prend le dessus, devient un repère, tend à canaliser des projections éparses. L’interprète va à son encontre, confronté à la rhétorique construite du morceau, le corps semble mal assuré, les yeux se ferment comme un aveuglement, une déclaration entêtée de résistance.

Un troisième solo force le rapprochement avec la ligne directive de la musique et pourtant un univers intérieur se développe en parallèle : le danseur est à l’écoute de ses rythmes secrets, ses respirations. Une évidence de cette danse s’installe, lentement, avec assurance, favorisée peut être par l’utilisation de tropes plus familiers de l’histoire culturelle de la danse occidentale, ce qui pourrait expliquer pourquoi elle n’était pas autant présente dans le premier solo qui véhiculait des contenus moins prévisibles. Il serait passionnant de réfléchir cette évidence à travers l’élégance et la simplicité de l’équation remarquable que réussit à établir Maud Le Pladec entre la musique et le mouvement dans sa création Professor.

Un quatrième solo flirte un instant avec la facilité d’une main mise de la musique sur le mouvement, avant de basculer dans le silence. Par cette entrée interprétative dans la musique plus près de sa fibre dramatique, le chorégraphe isole un point d’accroche fort comme source d’une danse possible, silencieuse, comme en apesanteur, magistral concerto sans voix, à l’image de l’œuvre que l’artiste visuel Ange Leccia dédie à La Callas, parcourue en profondeurs par un thème musical dont les échos s’expriment à même les gestes, dans les doigts, sur le visage.

Le cinéma des origines, avec sa texture brusque, saccadée, son gout pour le burlesque, les chutes hilarantes et les sauts empêchés, donne la couleur d’un cinquième solo, avant que la pièce ne bascule de manière plus prononcée dans une exploration minutieuses des codes du regard et de la représentation. Le visage et les mains grimés négligemment de blanc, reste d’un maquillage outrancier ou début d’un masque, appuient cette logique, facilitent le glissement des images sur ces corps qui deviennent surfaces de projection, supports et moteurs de tant d’histoires, de rythmes et de vitesses, de sens. Les points d’accroche se multiplient, offrant des aperçus de la richesse inouïe qui existe entre les mots, entre les sons. Le music-hall et le jazz, l’opéra baroque, les pantomimes apparentés à la commedia del arte ou les piétinements des zombies, la cold wave de Bauhaus, des corps irréels, hybrides, bourgeonnants, les mondes et les repères se bousculent dans un mouvement d’ensemble. Loïc Touzé de préciser : surtout, j’essaie de ne jamais retenir ces images, je me méfie de ce que l’imaginaire peut « agripper ». Il faut « relâcher les images », les laisser fuir du corps. 

Sur un ultime air d’opéra, au cœur du dispositif scénique, au loin, dans son point focal, la foule d’images flottantes qui virevoltent depuis le début de la pièce, augmentant la magie de cette chambre noire, se stabilisent dans un bas-relief, délicat et troublant, aboutissement fragile, halluciné d’un parcours qui parachève la métamorphose même du regard dans ce suspens. 


(1) Danse et cinéma, Capricci et CND, 2012, Conversation Loïc Touzé/ Mathieu Bouvier

La chance, à la Ménagerie de verre, dans le cadre du festival Les Inaccoutumés, les 4 – 8 décembre 2012.


Crédits photos : Loïc Touzé
| Artiste(s) : Loïc Touzé

Publié le 15/10/2013