Latifa Laâbissi / Ecran somnanbule et La part du rite

Ecran somnambule, création qui fait suite à une commande de Boris Charmatz dans le cadre du projet Rebutoh au Musée de la danse, à Rennes, se développe à partir du solo de la danseuse allemande Mary Wigman, Hexentanz /Danse de la sorcière (1914), qui marque l’avènement de la danse moderne. Pas d’écran ou de projection filmique pour la performance de Latifa Laâbissi : au fur et à mesure du déploiement de cette danse hallucinée, il devient évident que c’est le corps même de la danseuse qui est l’écran des projections troubles de notre imaginaire sur une époque charnière de l’histoire du 20ème siècle.

Le point de départ de ce travail consiste en un extrait filmique réalisé en 1930, un enregistrement d’1 minute 40 secondes, qui a marqué l’esprit de plusieurs générations de danseurs et amateurs d’art. La chorégraphe étire ces instants au maximum, y trouve la matière pour un solo d’une trentaine de minutes. Son exploit est remarquable à plus d’un titre. Il y a certes cette esthétique si fortement marquée, dite d’expression, dont elle semble avoir intégré les ressorts, repoussante et fascinante à la fois dans ses gestes de déchirure et ses poses hiératiques. Elle parvient par moments à reproduire toute la force de subjugation d’un être hybride, désarticulé, aux membres enchevêtrés, animé par des tensions inhumaines, être qui faisait signe devant ses contemporains vers un ailleurs ambivalent et inquiétant. En fine connaisseuse d’une époque à laquelle elle consacrait une de ses premières créations – en 2001 déjà, Phasmes invoquait Dore Hoyer, Valeska Gert et Mary Wigman –, et subtile exploratrice des liens souterrains qui se nouent entre histoire des représentations et imaginaire collectif, Latifa Laäbissi réussit, dans un même mouvement, sans doute par sa fidélité à l’original, à maintenir ouverte et active la béance qui nous sépare de ce temps des origines. Le hors-champ a toujours une importance capitale dans ses travaux. Pour Ecran somnambule, il se situe dans l’imaginaire des spectateurs. Tout en faisant l’économie des mécanismes faciles et attendus de mise en perspective historique, comme l’humour ou le grossissement des traits, la chorégraphe arrive à nous faire sentir l’évidence d’une impossibilité foncière de cette mise en présence. C’est le même corps qui incarne et fait aussi écran, occulte, rend manifeste une séparation, convoque et accueille toute l’histoire culturelle et sociale avec ses traumas qui se nichent dans ce gap insurmontable. Par ses détours dans les tréfonds d’un corps résultant d’un secret alliage entre le souvenir, le fantasme et le vécu, L’écran somnambule de Latifa Laâbissi nous pousse avant tout à une prise de conscience de l’ici et maintenant de notre situation dans le monde. 

Dans la grande nef du Collège des Bernardins, La part du rite, performance inédite présentée en deuxième partie de programme, mobilise des sens qui conjuguent rites religieux, rites de passage, rites d’initiation et transmission d’un savoir. La scénographe et plasticienne Nadia Lauro imagine un dispositif d’une grande force de suggestion : sous les colonnades du XIIIème siècle, un catafalque de draps de bain blancs immaculés est édifié. Isabelle Launay, chercheuse et enseignante en histoire et esthétique de la danse contemporaine, y sied, telle un gisant, allongée sous d’autres tissus tout aussi blancs et immaculés. D’autres tas de draps remontent le long des colonnes, dans une légère tentative de reprendre, dans un registre mineur et malléable, la majestueuse architecture cistercienne du lieu. Inquiétante présence, silhouette sombre, de longues mèches de cheveux dissimulent son visage - ce détail n’a rien d’anodin pour une chorégraphe dont la compagnie porte le nom Figure Project - Latifa Laâbissi trouble cette atmosphère de quiétude et la fluidité du discours qui commence à être susurré. L’assistance devine la chercheuse universitaire en train d’entamer une conférence. Lors d’une première collaboration en 2006, Distraction, pièce donnée à l’invitation de l’Ecole des Beaux-Arts de Nantes, dans le cadre des Revues – les langages de la danse, une technique de massage art of touch venait perturber le flux de la parole. Ici, les gestes se font plus vifs, parfois brusques, toujours assurés. Le corps du savoir dissimulé à la vue, qui se manifeste essentiellement par la parole d’autorité qu’il profère – une conférence selon les règles de l’art, agrémentée de multiples références et notes de bas de page – est mis en espace en tant que masse anonyme et modulable, corps étouffé par des couches successives de draps ou trainé par terre, placé dans diverses postures, jusqu’aux pieds de l’audience, corps de l’humilité absolue, réduit à un état régressif alors que son socle resté vide est d’avantage remonté. Les images prennent le dessus sur le propos. Le récit, qui évoque Rudolf Laban, Martin Gleisner, Jean Weidt, la révolution par la sensation préconisée à une époque d’incubation des mouvements de masse (fascisme, national-socialisme, communisme) est altéré, saccadé, déstabilisé. Il est ponctué par des moments de silence. La voix peine à retrouver un rythme, elle devient matière sonore avant tout. Parfois, des gestes semblent appuyer certains arguments, les mettre en exergue d’une manière décalée, offrir un éclairage oblique. Ainsi, de nouvelles connexions se créent. La pensée mise en branle dévoile ses mécanismes. Somatique et politique, puissance magique et puissance critique, primitif et contemporain, jeu enfantin et savoir de la tradition sont autant de prismes qui offrent des points d’entrée dans une performance hautement plastique.

Ecran somnambule et La part du rite, au Collège des Bernardins, le 18 octobre 2012.


| Artiste(s) : Latifa Laâbissi

Publié le 25/10/2012