Christian Rizzo crée avec et pour le danseur Kerem Gelebek, un solo d’une beauté rare et précieuse, qui va à l’essentiel avec une grande économie de moyens, dit le tiraillement entre ici et ailleurs et pointe vers cet encrage fluctuant de l’être.
Le titre reprend, en langue turque, une parole de sagesse dont la traduction littérale donnerait : c’est l’œil que tu protèges qui sera perforé. Au-delà de la sonorité étrange, le sens de cette phrase sibylline est à chercher du côté de choses aussi précieuses que la lumière des yeux, les protections jalouses et nocives et, en filigrane, un lâcher prise qui les inscrit dans le mouvement de la vie. Il y va de l’intime et d’une mise en danger nécessaire et le chorégraphe avance sur ce chemin du retour à soi avec une infinie douceur et obstination.
Le travail s’est engagé comme dialogue autour de la posture de l’exil, mais très vite, l’exil à soi même prend le pas sur le déplacement géographique. L’espace physique est sublimé, il acquiert la texture dense et modulable d’un paysage mental. Une lumière lunaire filtre à travers une surface empreinte du motif du bois qui donne à lire indistinctement des âges successifs dans les anneaux concentriques, des traces du temps qui passe, et baigne un plateau dépouillé de tout artifice. Nous y découvrons le danseur perché sur un mystérieux caisson en bois. Il attend patiemment que le public s’installe. Le son se lève, dans un crépitement sourd, et nous emporte dans de vagues virements de bord, tel un avion qui ajusterait ses ailles. Kerem Gelebak reste immobile. La peur du vide semble le figer. Un abime profond paraît se creuser à ses pieds, à juste 30 cm de sol. Son geste de se laisser glisser est lourd et grave, du poids d’une décision irrévocable. Il traverse la scène et pose son sac, que nous imaginons contenir le strict nécessaire pour ce voyage imprévisible. D’une certaine manière il en est ainsi : rempli de petits cailloux, de souvenirs palpables et sans âge de la terre natale ou de tant de chemins à travers le monde. Le danseur les parsème dans un coin du plateau, il fouille encore son sac et en extrait des lettres rouges qu’il pose en équilibre à même le sol: HERE. Avec l’évidence d’un théorème, les conditions de possibilité sont données – il tient à peu de choses, semble vouloir dire le chorégraphe – pour qu’un ici et maintenant se déploie. L’interprète va explorer cet ici dans tous les sens, comme dans cette danse qui égraine ses pas dans l’air, ou comme dans ces traversées périlleuses qui développent des équilibres fragiles et des torsions tout en douceur. Le son devient organique. Tout le corps cherche à apprivoiser ce nouvel espace, les coudes, les genoux, les épaules y prennent appui. Des chutes figées nous rappellent la beauté impondérable de Skull*cult. Christian Rizzo revient à la matrice du mouvement dansé qui lui est si particulier, il retrouve la fragilité ultime et la force ténue qui le forgent dans une tessiture vague et poétique.
Le caisson qui enfermait jalousement son secret est ouvert. Le danseur en sort, les uns après les autres, des objets fétiche du chorégraphe: une plante verte, une chaise, des livres. Il y va d’un dévoilement et la construction du solo suit cette voie de manière autrement plus subtile. Dans sa danse, Christian Rizzo est attentif à l’autre, il agit en tant que révélateur, laisse monter à la surface des choses enfouies dans la chair. Il en était ainsi déjà dans le solo I Fang Lin, écrit pour la danseuse taïwanaise de ce nom. Mémoire culturelle, traditions, histoire viennent polluer cette danse. Des simples voix, tout d’abord, des bribes de discussions filtrent de la bande son, et évoquent l’atmosphère d’une boite de nuit. Le beat devient binaire, pulsatile. Nous sommes plongés dans l’univers d’une rave. Des affinités gestuelles entre le chorégraphe et le danseur, une certaine gémellité à travers les âges, sont troublantes. Il s’agit peut être du territoire commun de leur rencontre, au delà du plateau de danse. Le mur d’infrabasses retombe à un moment donné et les voix qu’il couvrait se révèlent être apparentées aux chants soufi. Le glissement se fait de manière subtile. Kerem Gelebek est entrainé dans des rotations, décomposées dans tout son corps selon différents axes. Ce mouvement gagne ses membres, l’attire au sol, le projette dans l’espace. La musique devient plus forte, pressante et le danseur de se laisser porter : derviche tourneur, urbain, nocturne avec sa chemise à carreaux. La danse est brusque maintenant, plus saccadée. Kerem Gelebek navigue entre les pulsations électroniques et ces chants envoutants. Il y va d’une perméabilité de l’être et Christian Rizzo saisit avec finesse le point où des mondes se frôlent, se frottent, s’entrechoquent parfois.
Une dernière lettre, extraite du sac à dos, est apposée aux autres : THERE. Le théorème change d’énoncé : l’ici et maintenant s’ouvre à l’altérité qui le nourrit en profondeur. Un déplacement radical s’opère avec une extrême simplicité. Les catégories éclatent et cette évidence est encore un fois induite par le travail du son : des voix diaphanes de jeunes enfants portent la rage de Nirvana : Here we are now, entertain us… Ce dernier oxymore, dans la collision des contraires qu’il met en jeu, sublime la teneur de cette création. Placé sous le signe d’un ailleurs devenu manifeste, le solo ouvre vers des horizons insoupçonnés. Les planches en bois qui enfermaient le secret de la boite initiale deviennent, dans l’installation signée par Caty Olive, des sources de lumière indirecte, surfaces de réflexion dont l’éclat mate ponctue l’espace, en relayant un mystérieux message lointain avant de s’éteindre en douceur.
Sakinan göze çöp batar au Théâtre de Vanves, dans le cadre du festival Artdanthé.