Immergée dans les hautes herbes, entre les roseaux, la caméra se fraie un chemin vers un lac, alors qu'une voix pose, selon un mode répétitif et litanique, l'existence d'un passage, d'une sortie du labyrinthe. Cette ouverture d'Oiseau de nuit indique à sa manière l'un des motifs essentiels du cinéma, qui est de nous conduire vers une clarté, vers une intelligence nouvelle de notre présence au monde et aux êtres qui le peuplent. Cela suppose que nous parvenions à nous extraire de l'entrelacs des habitudes, a priori et pré-visions par quoi, et il ne pourrait en être autrement, nous avons toujours déjà jugé les choses sur lesquelles se pose notre regard. Le cinéma, dont le sens est précisément de faire bouger les formes, peut y aider. Le conte également, à n’en pas douter. Y recourir est une manière d'adresser quelque chose de neuf à de vieilles oreilles, et réciproquement. Il était une fois. Le conte est toujours l'histoire d'une première fois.
Les films de Pierre et Jean Villemin font cheminer ensemble le texte et l'image dans la construction de l'espace du film, au point que le même texte peut à la fois se dérouler de manière phonique et s'inscrire dans l'image. La voix n'est pas simplement un acte off, éteint, qui surdéterminerait l'image. Elle cherche à révéler que les formes qui viennent dans l'instant devant la caméra — un lac, un arbre, un héron — portent l'histoire du lieu où elles se déploient et nous donnent, dans les lignes qu'elles composent, en même temps que leur présence, leur commencement et leur adresse, leur envoi. La voix, ce qu’elle dit mais aussi son timbre et sa gravité, est dans cette mesure décisive quand à l’expérience du film.
Cette extrême cohérence entre le dire et le montrer, qui ont besoin l’un de l’autre pour donner à voir, est portée par une recherche plastique à la fois délicate et radicale. L'eau vaut d’être filmée car elle peut elle-même nous livrer une image, une image sombre où se signale avec évidence que la photographie du réel est photographie dans et par le réel. Le monde lui-même est camera obscura. Dans Forêt noire, le geste de filmer consiste fondamentalement à recevoir une image commencée par l’environnement lui-même, ce qui n’est en rien contradictoire avec cette facture plastique belle et exigeante des films de Pierre et Jean Villemin, ni avec leur dimension de fabrique artisanale de figures libres et personnelles. Il faut avoir été impressionné par les branches qui se dessinent à la surface de l'eau calme pour chercher, en s'enfonçant dans l'obscurité de la forêt, et au-delà d'elle, la lumière qui permet au monde de construire sa propre image. Car même lorsqu'elle semble très lointaine, et totalement occultée, c'est toujours la lumière qui tremble au fond du visible et peut l'animer.
Les Contes paradoxaux, à leur manière, continuent d’explorer cette expérience du monde comme camera obscura, en partant à la rencontre de vestiges d’une existence passée, possiblement recluse au milieu d’un bois. Cette série de films veut capter une communauté humaine révolue et mythique. Une vieille cabane abandonnée, jadis habitée si l’on en juge par le mobilier qu’il en reste, devient la figure dévastée de cette communauté, contraposée à ce fond lui-même photosensible qu’est la forêt. Confrontée à cette image plus vaste, et riches de mille détails, la caméra devient un outil d’exploration et de compréhension de ce « temps d’avant » qui ne saurait nous donner, comme l’eut écrit Emmanuel Levinas, que « la trace de sa passée ». Que l’image nous soit donnée n’est donc en rien suffisant. Il faut encore qu’elle soit découpée et transformée, agie puis restituée, pour que se libère le sens dont elle est capable. Les Contes paradoxaux donnent à voir le feu qui a brulé la cabane. Le feu, c’est-à-dire la danse des flammes mais aussi leur à propos mythique, le mouvement qui le nourrit au point de conduire à son foyer les murs de la baraque eux-mêmes. Le feu devient ainsi un passage jusqu’à nous frayé, depuis un lointain jadis, auquel le voyageur perdu au milieu du bois, tombant sur des débris épars, sera renvoyé, s’il se laisse lui-même décrypter par les signes devant lui disséminés.
Ce n’est pas le moindre effort du cinéma que de montrer que d’autres ont existé avant nous, et d’indiquer qu’ils ont rendu le monde habitable. Et il est beau que le vif d’un travail de vidéaste soit de chercher dans les formes minuscules – toiles d’araignée, tôle rouillée, branchages et bourgeons — autant de traces de cette communauté entre l’ici et là de notre présence au monde et un avoir été à nos yeux inaccessible. Par leur dimension picturale, et ce regard, patient et profond, posé sur le réel, les films de Pierre et Jean Villemin témoignent que nos promenades en forêt, même menées solitairement, nous ouvrent nécessairement à l’expérience d’une compagnie. Les chemins sous nos pas existent parce que d’autres les ont sillonnés et pour que d’autres y viennent à leur tour.
Aussi, le mouvement semble aller de soi, qui fait les frères Villemin chercher en milieu urbain à produire des formes nouvelles. Les films qui composent les Contes saturniens sont doués de la même qualité plastique que ceux tournés au bord d’un lac, au contact des arbres ou parmi les restes d’une vieille cabane laissée à l’abandon. L’attention aux ombres et aux reflets, à une indécision des êtres, qui serait le meilleur chemin pour les appréhender en vérité, y est intacte, et s’enrichit de l’industrie et de l’agitation humaines. Feux et lampadaires nous adressent des couleurs inédites, et l’eau laisse surgir des silhouettes arrachées à la nuit par un nouveau filtre. Les poèmes filmés « Franziska », « Sans souci » ou « Le haricot bleu » montrent également la continuité qu’il y a entre nos villes et les grands espaces naturels. Ce sont les mêmes nuages, dont les plans des frères Villemin savent montrer la densité extraordinaire, qui glissent en effet des unes aux autres. Et c’est la même coexistence du sec et de l’humide que l’on peut y expérimenter. Il n’y a donc rien de paradoxal à ce que le chapitre sur la « Villa Fidelia » ne nous montre pas ladite villa, mais le ciel sous lequel elle se dresse surement, ou encore les arbres parmi lesquels elle se laisse approcher par le poète. L’invitation est au voyage. Il faut sortir et se mettre en chemin, pour retrouver ce qui, de notre humanité passée, continue de sourdre entre les branches, et nous appelle, au fond du bois.