Sur le plateau du Théâtre des Abbesses Rachid Ouramdane, est en prise avec les facéties du pouvoir et les différentes manières dont il conditionne les corps insidieusement, à la fois de ceux qui dirigent et de ceux qui le subissent. Le fardeau est lourd, mais le danseur et chorégraphe le prend en charge avec une infinie subtilité, et réussit à éviter les gestes bavarde, grandiloquents, en entretissant plusieurs niveaux de sens, il signe une création à fleur de peau.
La force plastique d’un dispositif
La cage de la scène s’offre au regard tel le white cube d’une galerie d’art. S’y déploie une installation hautement plastique, et minimaliste en même temps, qui dessine des ombres tranchées sous les feux de quatre panneaux de réflecteurs à la lumière forte et impitoyable. Des rythmes complexes animent ce dispositif où la création sonore signée par Jean-Baptiste Julien et la création lumière d’Yves Godin se partagent une place de choix. Un piano, une guitare électrique, une série de pédales d’effets, trois amplificateurs Fender, deux tourne-disques, un mystérieux ancêtre du gramophone qui semble sonder l’atmosphère et diffuser les vibrations de l’air, un micro posé à même le sol, pour mieux capter et rendre les pas du danseur, serait-on tenté de croire. Sur un socle rotatif, un corps se dresse, noir, luisant et immobile. Le centre du plateau est occupé par une drôle de balance suspendue en hauteur qui met en œuvre un fragile équilibre entre des poids d’un haltère et un éclairage de cinéma. La beauté abrupte de cet objet mobile vient également du sens métaphorique qu’il véhicule : à la fois source de lumière et son contre-poids, une masse opaque et anonyme. Ses vagues oscillations répondent à la rotation des tourne-disques et du socle sur lequel tourne le corps immobile du danseur.
Une réflexion sensible
Cet ordre immuable des choses pris dans un rythme dont la teneur est donnée par le son d’un disque blanc est perturbé par l’intrusion du musicien, collaborateur précieux de Rachid Ouramdane, qui aime performer ses musiques sur scène. Il rompt l’équilibre du mobile central, son intervention induit une lente rotation. La source de lumière balaye le plateau de son intensité chromatique variable. Il change le disque de face et lance un métronome devant le micro posé à même le sol. Son battement implacable fera descendre le danseur de son plateau rotatif qui l’exposait de tous côtés, présence neutre et intrigante. Les bras se tendent, droits, comme des lignes de forces qui dissèquent l’espace. Un rythme stakhanoviste se transmet et dans des enchaînements de plus en plus rapides, un geste qui évoque le salut nazi mû dans une esthétique qui rappelle le réalisme socialiste et le doigt pointé vers l’avenir d’un dictateur sanguinaire. Le son du métronome gagne en force, et se dédouble dans des boucles, son rythme est corrompu par les distorsions. Les gestes martiaux et barbares fondent dans une sensualité aux arrondis presque lascifs. Magnifique danseur, Rachid Ouramdane fait preuve d’une terrible aisance à passer d’une qualité à l’autre. Il incarne ainsi la force perfide du pouvoir qui se métamorphose, investit les corps et les transforme à son image. Et cette image, effigie silencieuse et ambiguë qu’il érige solennellement comme un étendard, se multiplie sur scène sur différents supports.
Le titre de la pièce, Exposition universelle n’est pas sans évoquer la mode des grandes exhibitions coloniales qui ont sévi en Europe à partir de 1878 et jusqu’aux années 1930. Le Musée du Quai Branly accueille en ce moment EXHIBITIONS, L’invention du sauvage, une manifestation qui met en lumière l’histoire de femmes, d’hommes et d’enfants, amenés d’Afrique, d’Asie, d’Océanie ou d’Amérique, exhibés en Occident à l’occasion de numéros de cirque, de représentations de théâtre, de revues de cabaret, dans des foires, des zoos, des défilés, des villages reconstitués ou dans le cadre des expositions universelles. Rachid Ouramdane mène à travers sa danse une réflexion sensible sur toutes ces existences brisées par une Histoire écrite par les puissants, mutilés par les stéréotypes qui leurs sont imposés, noyés enfin dans un oubli coupable. Le danseur se charge de toutes ces présences anonymes. Sa danse, au ralenti, accompagne la révolution lente de l’objet mobile central. A ce moment précis, la création lumière reprend et renforce cette dynamique circulaire, nous entraîne dans une spirale où les ombres se courent les unes après les autres et se devancent avec rapidité. Dans cette séquence orchestrée avec maestria par Yves Godin, nous avons littéralement l’impression de remonter le temps. Une même histoire se répète inexorablement, parsemée de chutes. Et quand le corps épuisé peine à se relever, une caméra de surveillance placée au bout d’un bras du mobile se déclanche – œil omniprésent qui balaye le plateau et relaie l’image froide d’un homme abandonné au sol.
L’homme sans qualités
Un œil violement irisé, une bouche qui crache du sang, voici d’autres images glaçantes qui nous regardent, reprises en direct sur un écran. Sur des aires de plusieurs fanfares entonnant des hymnes nationaux dans une cacophonie pompière, anxiogène, un visage grimé de trois couleurs fait face au public. Des poses mécaniques, figées, peinent à l’habiter : visages du pouvoir, visages d’une nation ? Il y va d’une réflexion en acte sur le pouvoir uniformisant des idéologies dominantes qui se cachent parfois sous le voile d’une exacerbation des revendications identitaires. Cela n’a rien d’étonnant, à une époque qui a malheureusement vu naître le Ministère de l’Identité Nationale.
Rachid Ouramdane retrouve son socle rotatif, où il se prête à une exposition universelle, et s’emploie avec obstination et minutie à se couvrir intégralement le visage avec une longue bande noire. Des lambeaux élastiques lui gomment les traits : homme sans visage, sans qualités – la référence à l’œuvre magistrale de Robert Musil, qui touche du doigt les dérives d’une société qui, sous couvert de grands idéaux, couve déjà les atrocités de la Seconde guerre mondiale, s’impose d’elle-même – soumis à une rotation accélérée jusqu’à un rythme insupportable. L’homme descendra de son socle et quittera la scène en titubant, les yeux toujours bandés, comme secoué par l’Histoire d’un occident au visage souvent terrifiant.