Depuis quelques années, des textes inédits de Raúl Ruiz, publiés à partir des vastes archives conservées à l’École d’Art de l’Université Catholique de Valparaíso, ont paru au Chili : la pièce de théâtre Amledi el tonto (Macarena, 2018), le livre de poèmes Duelos y quebrantos (Mundana, 2019), et un imposant journal (Diario : Notas, recuerdos y secuencias de cosas vistas, Universidad Diego Portales, 2019).
Un aviateur de neuf ans, traduit de l'espagnol vers le français et l'anglais, est le dernier ouvrage publié en France explorant ce pan méconnu de l'oeuvre. C’est un conte qui navigue entre plusieurs voix, une histoire que Ruiz écrivit pour la voix de sa femme et les oreilles d’un enfant. Peu après leur arrivée en France suite au coup d’État de Pinochet, Valeria Sarmiento commence à travailler comme garde d’enfant. Ruiz écrit pour elle une série de contes, dont celui-ci fait partie. C’est précisément l’enfant auquel le texte avait été lu, l’artiste Camila Mora Scheihing, collaboratrice occasionnelle du cinéaste, qui illustre la présente édition. Le texte, dont les péripéties reposent sur la science des vents et de leurs confluences, est à la croisée de plusieurs territoires. Le motif de l’aviation est lui-même une constante dans l’œuvre ruizienne : nous le retrouvons dans le poème « Les travaux du Lieutenant Bello », inspiré de l’aviateur chilien devenu proverbial (on dit : « être plus perdu que le Lieutenant Bello »), qui disparut en 1914 alors qu’il passait un concours pour l’obtenir le titre de pilote militaire ; mais aussi dans ses métaphores sur le cinéma comme aéroport.
Écrivant pour un enfant, Ruiz va puiser dans son enfance et dans ses origines, dans tout ce qu’il vient de quitter. Ce survol du Chili, à la fois géographique et histoire, a pour point de départ et d’arrivée Quilpué, sa ville de naissance. Les allusions historiques, aussi bien contemporaines (péronisme, relations Chili-Argentine, référence à l’ouvrage Nuestros vecinos justicialistas d’Alejandro Magnet...) qu’anciennes ou mythiques, se déploient sous un jour fantastique : la bataille navale d’Angamos perçue comme un mirage inversé, la secte des Affamés, anciens fondateurs la République d’El Dorado, vivant à présent dans la Ville des Césars, des nuages formant la figure de Bernardo O’Higgins... Aux côtés de cet ancrage territorial, souvent farceur, parfois presque pédagogique, Ruiz multiplie à plaisir des motifs d’une poésie inquiétante et funèbre : des cerfs volants en peau humaine confectionnés par un peuple de souris, des anges mutilés qui visitent le narrateur dans son sommeil, et même un solitaire cannibale qui dévore les enfants d’une école religieuse (San Pedro Nolasco). Cette aventure pour enfants sans infantilisme n’est pas sans rappeler, par sa fidélité aux lois du merveilleux, les contes de Supervielle, dont Ruiz, comme il l’exprime dans son journal alors qu’il le découvrait tardivement, se sentait très proche et auquel ses amis le comparèrent souvent. Une aventure où les enfants deviennent progressivement seuls maîtres du jeu, les adultes qui les accompagnent quittent l’aéroplane l’un après l’autre.
(1) Nous renvoyons à ce sujet à l’article « Ce jour-là, rêverie sonore » : https://cafedesimages.fr/ce-jour-la-reverie-sonore/
Un aviateur de neuf ans de Raúl Ruiz, Dis Voir, 2021, 12 €