Pour la collection « Motifs » de Yellow Now, qui aspire à constituer, selon les termes de son fondateur Dominique Païni, une iconologie du cinéma, en explorant les représentations et les résonances d’un même motif dans un corpus de films, Érik Bullot s’attache à un sujet singulier, qui semble informer secrètement le cinéma et ses évolutions : la ventriloquie.
Cet essai ramassé et riche nous fait découvrir un art marqué par l’oubli et la désuétude, avec ses personnages aux noms truculents et sonnants (Coster Joe, Mortimer Snerd, Stooky Bill, Fats, Tatayet...), et plus spécifiquement ses divers points d’articulation au cinéma. Mais il faut tout d’abord souligner que la ventriloquie est elle-même une pratique multiple, incluant d’autres formes n’impliquant pas le typique pantin, mais des effets de « voix à distance » (ainsi Alexandre Vattemare « conversait avec des figures absentes ou des revenants, suggérait la préparation d’une omelette en imitant le sciage du bois, l’allumage du feu, la friture des œufs », p. 33), remontant à des origines oraculaires (la Pythie de Delphes, placée au-dessus d’un gouffre, posée sur un trépied, possédée par la présence d’Apollon, devient son porte-parole), pour aboutir finalement aux analyses sociologiques et communicationnelles de François Cooren. C’est donc un lieu de multiples intersections, qui s’exprime aussi par les noms multiples qui le désignent : William Edward Love préférait celui de « polyphoniste », et l’Abbé de La Chapelle, dans son ouvrage historique Le ventriloque (1772), utilise le terme « engastrimythe ».
Une sorte de parenté, de généalogie s’établit entre les deux spectacles : de la pratique du boniment dans le cinéma muet, à des rencontres plus fortuites mais tout aussi parlantes, tel que le premier essai de télé-diffusion à Londres, en 1925, pour lequel l’ingénieur John Logie utilisa la tête d’un pantin, la ventriloquie apparaît comme un mode de lecture, une figure interprétative du cinéma. La parole du ventriloque, dissociée, est inquiétante autant que comique (les exemples analysés vont de Tod Browning à Jerry Lewis, en passant par des comédies et des films d’horreur de diverses époques) : inquiétude qui tient tant au surnaturel qu’à des formes de contestation.
Le personnage du ventriloque au cinéma se présente souvent comme un double de celui qui l’incarne, reprenant parfois des motifs de sa biographie : ainsi Edgar Begen, auteur du livre How to Become a Ventriloquist (1938), est à la fois vrai ventriloque et acteur, jouant son propre rôle dans You can’t Cheat an Honest Man ou Letter of Introduction. Chez d’autres acteurs, professionnels, la ventriloquie est le pendant de la mythomanie (Stroheim) ou du transformisme (Chaney).
Dans un second temps, le propos de l’ouvrage se généralise, érigeant la ventriloquie en catégorie esthétique par le concept d’« effet-ventriloquie », « procédé au caractère impersonnel, non subjectif, antinaturaliste » : « Disjoint de son socle technologique traditionnel, démembré, réassemblé dans l’espace du musée ou sur nos écrans domestiques, le cinéma est sorti de lui-même et parle à travers un nouveau corps » (p. 52).
Le livre, dans sa conception, porte lui-même des traces de cette scission dédoublante. Il est, nous dit l’auteur dans la dernière partie, qui mime un dialogue avec le lecteur, dérivé d’un projet de film, élaboré bien des années auparavant, lors d’un séjour prolongé aux États Unis, qui n’aboutît finalement pas, mais prit la forme de causeries, de conférences. Les nombreux matériaux recueillis pour le film furent le ferment de ce livre.
Les exemples tirés du cinéma Hollywoodien sont cependant le témoignage d’une vision hégémonique, dont le refoulement (ayant parfois un sous-texte homosexuel, comme chez Michael Redgrave dans Dead of Night ou chez Danny Kaye dans Knock on Wood) manifesté par les ventriloques de l’écran peut être l’expression. Bullot s’attache ainsi à citer des ventriloques femmes, noirs ou trans, qui n’eurent pas droit à l’image filmique.
Faisant éclater ce carcan idéologique et figuratif, l’ouvrage explore finalement des formes cinématographiques plus ouvertes, en se concentrant sur des cinéastes féminines : Trin T. Minh-ha réalise un film sur la condition des femmes vietnamiennes avec Surname Viet Given Name Nam, en brouillant les codes du cinéma documentaire d’entretien par un travail sur les voix et le texte ; Zoe Beloff détourne des films visant à montrer l’application des théories de Lillian Moller et Frank Bunker Gilbert sur l’optimisation des gestes de travail dans l’installation The Infernal Dream of Mutt and Jeff, par un procédé de collage et de désarticulation ; et Mary Helena Clark, dans le film The Glass Note, propose « une série de variations poétiques sur le rapport entre un objet et un son ».La dimension ventriloque apparaît en filigrane comme une pratique de la dissociation, du dédoublement, et de la dissidence. Ce dernier film, nous dit l’auteur, abouti à une « dissidence généralisée », « en convoquant, sans établir de hiérarchie, les êtres non humains et les choses, élargissant le spectre des locuteurs et des locturices, libérant le pantin de son aliénation » (p. 69).
L'Attrait des ventriloques, Erik Bullot, Yellow Now, 2022 - 12 €