Des langues avides, charnues, sensuelles, grimpent sur son buste, en ravalent la figure. Antonia (36 av. J.C. – 37 ap. J.C.), fille de l’empereur Marc-Antoine, dont le portrait en marbre, retrouvé à Naples, s’expose désormais dans les collections du British Museum, subit l’assaut proliférant de ce détail anatomique, qui occulte dans un geste invasif les proportions harmonieuses du visage, les tresses savantes de la chevelure, ce bout de sein dévoilé par le tissu léger de sa tunique... Est-elle victime de la charge érotique qu’elle véhicule ? Ou, au contraire, s’approprie-t-elle complètement la sphère sémantique et sensorielle de ces attributs, fascinante idole païenne, plante carnivore splendide et monstrueuse, en triomphante éclosion, nourrie par la sève de tant d’amours charnels ? Céline Cadaureille aime l’équivoque et l’ambiguïté, maitresse parfaite de l’art d’entretenir le trouble. Ses céramiques en grès engagent un passionnant dialogue avec les bustes du Musée des Moulages de Lyon.
Le face à face orchestré par la plasticienne est remarquable à plusieurs égards. Héraclès, Dionysos, Homère et autres matrones anonymes et diadumènes sont également de la partie. Pour mieux saisir les enjeux de ce projet artistique, attardons-nous un instant sur le cadre qui l’a vu éclore. Créé en 1899, s’inscrivant à l’époque dans une dynamique en plein essor dans l’enseignement de l’histoire de l’art et de l’archéologie, le MuMo s’est constitué une vaste collection de moulages en plâtre, grandeur nature, reflets des différents courants de la sculpture occidentale, de la Grèce archaïque jusqu’au XIXème siècle. Accueilli désormais dans d’anciens locaux industriels du 3ème arrondissement à Lyon, le musée a su se réinventer, élargir son audience au-delà du cadre strictement universitaire auquel son public était cantonné initialement et nouer des échanges avec les pratiques contemporaines dans les arts visuels, mais également dans le domaine de la danse et de la performance.
Tout en restant fidèle à ses recherches plastiques, Céline Cadaureille s’empare des questionnements au cœur de cette institution : les tensions entre la copie et l’original, le poids longtemps indéboulonnable du mythe du chef-d’œuvre, ou encore les différentes manières d’enseigner les beaux-arts à travers l’histoire de cette discipline. Loin de s’astreindre à un survol théorique, Céline Cadaureille inscrit ces problématiques au cœur même de la matière.
Le grès de Dionysos, simplement biscuité, a infusé pendant de longues journées dans des litres de vin rouge. Tout juste sorti de l’atelier de la plasticienne, le dieu de tous les excès a besoin de libations régulières afin de revigorer et épaissir les dépôts rougeâtres qui entachent la matière poreuse. Du vin, du sang, des traces – traces d’une orgie ou encore traces d’une excavation archéologique inscrite dans l’acte créateur lui-même. Céline Cadaureille multiplie les possibles tout en gardant leur tissage résolument mouvant. Au départ, le moulage d’un moulage, d’après une sculpture en marbre, reproduction romaine d’une œuvre grecque du IIIème siècle av. J.C. La mise en abime est vertigineuse, les notions de copie et d’original deviennent plus que jamais instables. Pour enfoncer le clou, la plasticienne affuble la tête de Dionysos d’un bouchon et le voici transformé en récipient ou réceptacle. On peut y voir un trait d’humour – humour qui épice par ailleurs un large pan de ses créations. Mais on ne peut pas s’empêcher de penser aux boli africains, idoles amorphes, autels avides de sang et autres secrétions sacrificielles, et ce d'autant plus que le contraste est saisissant entre les traits androgynes de cette représentation du dieu de la fureur et de la subversion et la concrétion informe de ces objets de pouvoir. Une sorte d’impératif secret de la matière les anime.
Des coquilles d’escargots s’accrochent à la chevelure proliférante de la Tête d’Héraclès. A moins que sa barbe n’ait envahi toute la figure. Ce grès émaillé et patiné nous invite à lui tourner autour, introduit du jeu dans le Face à face postulé par le titre de l’exposition, confirme la révocation du visage annoncée déjà par Antonia et déclinée dans les autres pièces de la série, notamment la Tête de femme et Tête de Diadumène. Le traitement d’un détail particulier titille le désir d’expérimentation de la plasticienne. Ainsi le mouvement tourbillonnaire des boucles d’une barbe foisonnante qui finit par engloutir la figure. Ainsi ce bandeau de Diadumène, objet transitionnel qui favorise un glissement polysémique et annihile le visage autrement serein du vainqueur. Céline Cadaureille emploie une lanière de cuir, dont elle choisit de présenter le côté intérieur de la matière, douce et satinée. Cette attention aux textures amplifie le contraste avec l’intensité d’une pression qui respire la sensualité sulfureuse de légers boursouflements des chairs contraintes. Ainsi ce fin voile dont le flottement s’attarde vaguement sur le front d’une femme de style attique (IVème siècle av. J.C.). L’artiste épaissit le trait, en fait une gaine qui occulte complètement le visage. Au centre de ce qui n’est plus une face, un trou circulaire nous regarde, nous interpelle, nous invite à nous rapprocher, partage de manière mutique mais insistante son secret. En reversant le moulage du voile vers l’intérieur, Céline Cadaureille cache pour mieux dévoiler : la puissance de l’empreinte est décuplée dans cet espace négatif. La couleur rose, brillante, organique du grès émaillé évoque l’intimité de l’hymen. La plasticienne joue pleinement des contraintes et des possibilités d’une matière patiemment appliquée, modelée, pétrie et enfournée pour nous entrainer dans les plis d’un imaginaire corporel prodigieux de glissements fertiles.
Sous la grande verrière du Mumo, tout un peuple de plâtres grandeur nature déploie d’improbables chorégraphies, sans cesse recomposées au gré des déplacements des visiteurs. Une certaine familiarité s’installe, le paradigme de la copie, la technique du moulage sapent le caractère intouchable du chef d’œuvre. Un étrange sentiment de tendresse nous saisit à remarquer ces sutures volontairement non policées des reproductions de certains groupes statuaires, ces membres, aux proportions parfaites, sur le point de se désarticuler. Ces gestes suspendus, lestés par la densité impalpable des mondes qui les ont vu éclore, augmentent la perception d’un espace-temps de tous les possibles, affranchi des hiérarchies linaires, ouvert à de multiples chemins de traverse. Dans ce contexte particulièrement instable, tourbillonnaire, l’installation des œuvres (1) de Céline Cadaureille opère une délimitation spatiale, semble dégager une ligne directrice. Cette promesse d’une lisibilité immédiate, la plasticienne la déjoue une fois de plus. Entrainé dans l’allée du Face à face, le visiteur se situe d’emblée dans un espace entre, un écart, exposé aux résonances multiples, aux frictions et allers-retours indispensables, aux facéties que les œuvres de Céline Cadaureille entretiennent avec les mythes de la civilisation occidentale. Ainsi, le jeu de miroirs brisés des yeux aveugles de deux bustes d’Homère qui se font face. L’un, reproduction d’un original du IIIème siècle av. J.C., dans les collections du château de Sanssouci à Postdam, est représenté les paupières ouvertes. L’autre, dans l’interprétation de la plasticienne stéphanoise, dégage un apaisement sous-marin, nappé de concrétions de matières qui évoquent le temps long d’une mémoire océanique.
(1) Les Homunculus malaxés, également présentés au Mumo, mériteraient un article à part entière. Ces « petits pains » témoignent des rencontres dans le faire. Céline Cadaureille se laisse guider par les impératifs, les rêveries et les humeurs de la matière. De par leur jeux improbables et parfaitement maitrisés des contraires, ces expériences de formes, de textures et de surfaces à la puissance d’interpellation viscérale offrent un accès privilégié aux processus de création et aux recherches au long cours de la plasticienne.