La nuit des formes
Stéphane Dabrowski est photographe. Sa pratique artistique personnelle (1) s’organise essentiellement autour de l’empreinte végétale, dont il explore les dimensions plastiques au moyen de la technique de « l’anthotype ». Cette technique lui permet de travailler sur le temps qui passe, le temps de l’observation et le temps qu’il faut pour parvenir à faire une image. La série des anthotypes est née d’un effort de contemplation des végétaux, où la durée est un élément déterminant. L’expérience de la durée intervient en effet dans le temps d’exposition de l’image à la lumière mais aussi dans le temps de séchage d’un support rendu photosensible au moyen de jus de plantes conçus à cette fin. Avec ce procédé, il faut laisser l’œuvre se faire, prendre littéralement corps, à travers un dispositif qui permette à la forme de s’inscrire dans la matière. Les images de Stéphane Dabrowski sont ainsi le produit d’un double prélèvement : celui d’un motif – la silhouette ou la structure d’un arbre – et celui de la matière qui va le faire apparaitre. Cette opération produit une image positive, à la différence de la pellicule photographique qui, le plus souvent, produit des « négatifs ». Si l’anthotype ressemble au cyanotype, procédé qui donne lieu à des images d’un ton bleuté qu’une chimie dédiée permet de fixer, il s’en distingue dans la mesure où il ne peut établir définitivement l’empreinte qu’il révèle sur le support qui lui est dédié (2).
Dans son exploration de la technique de l’anthotype, Stéphane Dabrowski cherche à se débarrasser des machines permettant de faire des images. L’enjeu est de rendre possible l’impression d’un motif dans une matière sans l’intercession d’un outil et de la chimie dont il s’accompagne. Ces recherches s’inscrivent dans un parcours qui a commencé par mettre l’artiste aux prises avec cette machinerie. Stéphane Dabrowski a d’abord exercé une pratique professionnelle de la photographie, à travers le métier de tireur de clichés d’exposition. Il a ainsi développé une attention toute particulière aux qualités et potentialités des chimies utilisées industriellement. Cette étape de son parcours l’a rendu assez proche d’un photographe comme Bernard Plossu, mais il a progressivement cherché à se libérer de la technique : il s’est agi alors, pour Stéphane Dabrowski, d’inventer des dispositifs lui permettant de passer du temps avec les sujets, sans les asservir à une opération de capture technique qui d’une certaine manière les maintenait dans un état de séparation. Cette démarche s’est élaborée par l’abandon d’une posture de maîtrise technique pour aller vers une attitude tournée vers la nature, qui suppose de s’accorder du temps pour nouer une relation avec les choses. En regardant certaines fleurs s’ouvrir le matin et se refermer le soir, Stéphane Dabrowski a réalisé qu’elles étaient par principe photosensibles et que quelque chose de leur substance pouvait sans doute être mis au service de l’apparition d’une image. En récoltant le principe actif de certaines fleurs réagissant particulièrement au mouvement du soleil, il devait être possible de produire un jus qui réagirait à la lumière. La technique de l’anthotype s’est alors présentée comme le moyen le plus juste pour tenter quelque chose avec cette matière florale dont Stéphane Dabrowski explore les vertus et les possibilités.
Le dispositif d’exposition et de révélation qui a commencé à se mettre en place se caractérise par la lenteur qu’il requiert pour opérer. Cela supposait de trouver des motifs qui se prêtent à cette lenteur, et qui ne soient pas étranger aux propriétés matérielles des fleurs utilisées. C’est ce qui a conduit Stéphane Dabrowski à se concentrer sur les figures des arbres. L’idée a muri de saisir leur silhouette ou leur structure en hiver, quand les feuilles en sont tombées, et de la révéler l’été suivant. Cela permettait d’obtenir une figure de l’arbre sans cette foule de détails que le feuillage induirait et que l’anthotype ne serait pas capable de restituer. Ce travail sur plusieurs saisons est aussi une manière de placer, au centre de cette opération de capture et de révélation, ce qu’on appelle en photographie une image latente.
Si la première image est faite avec un appareil photographique, le procédé qui en découle se produit de manière entièrement naturelle. Le cliché initial est imprimé sur un film transparent. Du papier de gravure traditionnelle est enduit de jus de plante. Le motif est appliqué sur le support et insolé avec lui. L’image se révèle toute seule, au gré de l’action du soleil sur le support préparé, et c’est le fait de soustraire le support à la lumière solaire qui va définir l’état, la qualité de l’image fabriquée. L’image n’est pas fixée, et le fait de l’exposer à nouveau à la lumière la fait disparaître progressivement, car le suc des fleurs qui a participé à la révélation de l’image continue à être actif. Les arbres de Stéphane Dabrowski se regardent à la lumière atténuée, à la lueur de la bougie. Leur exposition au regard les affecte dans leur matière même.
Le dispositif mis en œuvre est à la fois simple et exigeant. Il suppose de développer une attention conjointe à l’image en train de se faire et à l’environnement au sein duquel elle se conçoit. L’image fabriquée porte également la trace de la technique qui a permis de la faire apparaitre. Le tramage du papier apparait dans l’image et les traces de l’application de la substance photosensible, faite au pinceau, s’y combinent, en inscrivant sur le support des lignes verticales. La méthode selon laquelle la substance florale est enduite sur le papier gravure associe fortuitement, mais significativement, cette pratique à des gestes qui relèvent de la peinture. Les effets de la matière sur l’image sont donc multiples et dépendent de nombreux facteurs : le papier utilisé, le jus sollicité, le mode de badigeonnage privilégié, etc.
La fabrication de l’image se fait par contact, mais cette situation et l’empreinte qu’elle produit s’entendent en plusieurs sens : le contact du motif imprimé – sur film transparent – et du support, mais aussi le contact et l’empreinte qu’induit le rapport de proximité que l’artiste entretient avec les arbres qu’il photographie. Le contact se comprend également avec l’échelle des éléments naturels qui interagissent avec le dispositif : le soleil, mais aussi les nuages, voire la pluie qui peut surgir, la durée de l’exposition de l’image pouvant aller d’une journée à plusieurs jours. Les images produites par ce dispositif intègrent ainsi quelque chose de la vie de la nature qui s’est déroulée pendant la révélation des images.
Les rapports matériels entre le grain du papier, la texture de la gélatine florale et le motif se marient particulièrement bien avec le format 30x40 cm, choisi pour la série des anthotypes après plusieurs essais. Les variations chromatiques d’un anthotype à l’autre dépendent des plantes utilisées pour produire le jus. Ces plantes, qui poussent à proximité des arbres photographiés, peuvent être des baies, des graminées, des herbes, des fleurs. Quelques plantes font l’objet d’une élection particulière : certaines familles de roses, qui donnent des bases violettes. Pressées, ces fleurs produisent un jus un peu sensible et assez stable. Ce jus donne des tons rosés, assez gais qu’on n’obtient pas avec les herbes, plus ternes. L’image en vient à témoigner de l’état d’âme qui s’est installé dans la relation avec l’arbre. Les carottes sauvages ou la berce du Caucase produisent un orange saisissant, teinte qu’elles découvrent progressivement au gré du travail de la lumière.
Connaître la teinte des jus et leur réaction à la lumière suppose une expérimentation et une exploration continuelles. Aussi, une étape importante de ce travail consiste à réaliser l’équivalent de ce qu’on appelle, en photographie, des bandes test : des essais sont réalisés sur du papier sur lequel aucun motif n’est appliqué, ce qui permet d’établir le temps d’exposition requis et de connaître l’évolution chromatique du jus, de « mesurer » sa photosensibilité, ce qui est la condition pour que le photographe puisse y accorder sa propre sensibilité. Le temps de pose en effet n’est pas calibré, et suppose un rapport réel à l’image en train de se faire. Cet attrait pour une image dont le temps d’exposition en appelle à une intuition sensible est sans doute hérité d’un savoir-faire familial. Stéphane Dabrowski compte dans sa famille des photographes de montagne qui pratiquaient au moyen de plaques de verre. L’obturation se faisait au chapeau et la sensibilité du support était immédiatement corrélée à celle du photographe, qui devait être purement appréhensionnelle : le photographe ne regarde pas sa montre mais le temps qu’il fait, la météo, le mouvement des nuages, etc. La lumière n’est pas mesurée, mais ouverte, libre, liée au monde où elle se déploie. Le rapport au temps de l’exposition appelle une relation personnelle et organique au motif et à la prise de vue photographique que la technique habituelle détruit, dès lors qu’elle réduit à un quart de seconde cet acte de liaison au sujet.
Dans la fabrication des anthotypes, il y a des va-et-vient qui se jouent à plusieurs niveaux : l’arbre photographié une demi-saison auparavant fait l’objet d’une attente nouvelle lors du processus d’apparition de l’image, pendant laquelle le photographe peut encore aller et venir, puisque l’apparition de l’image peut prendre une, voire plusieurs journées. Et une fois l’image révélée, il est possible de rendre à nouveau visite à l’arbre dont elle propose le portrait : le lien est maintenu avec le motif et peut devenir le lieu d’un échange privilégié. La patience requise pour mettre en forme ces arbres est une manière de répondre à leur présence, qui peut être plusieurs fois centenaire et témoigner incidemment de multiples époques. C’est bien l’arbre lui-même qui suscite cet autre rapport au temps, cette inscription dans une durée dont le commencement et le terme excèdent nos capacités d’appréhension sensible et notre éventuelle emprise sur le monde. Un grand chêne, vieux de 350 ans, est fréquenté avec une particulière attention par Stéphane Dabrowski. Ce chêne a également fait l’objet d’une expérimentation à partir d’enregistrements sonores de l’écoulement de sa sève.
Stéphane Dabrowski s’inscrit dans une histoire qui déborde largement le champ de la photographie. Darwin, dans Les Amours des plantes, évoque une expérience de Linné au terme de laquelle le naturaliste a proposé une « horloge des fleurs » matérialisant ce qu’il appelle le « cycle circadien ». Cette horloge est basée sur l’observation de nombreuses fleurs, s’ouvrant à différents moments de la journée : les unes sont matinales, d’autres sont vespérales ou nocturnes. La classification de ces plantes en fonction de leur heure d’ouverture a permis à Linné de figurer une horloge dans laquelle c’est le comportement de la fleur qui permet de déduire l’heure qu’il peut être. Dans cet effort classificatoire, on voit bien que c’est déjà la photosensiblité qui préoccupe. Nous sommes au milieu du XVIIIe et Niepce obtiendra les premiers résultats de ses recherches photographiques au début du siècle suivant – les principes de l’anthotype à base de chlorophylle ayant quant à eux été découverts par John Hershel quelques années plus tard. Au début du XXe, Jean Comandon explore les possibilités du médium cinématographique et cherche à travers elles à saisir la métamorphose des plantes. Cela suppose la mise en place d’un dispositif de prise de vue permettant de respecter le cycle et les besoins de la plante en lumière et en obscurité. Jean Comandon photographie la plante toutes les deux minutes, selon la technique de l’image par image. Un rideau noir disposé derrière la plante au seul moment de la prise de vue permet de capter et de restituer son mouvement de métamorphose.
On trouve, dans le champ du cinéma expérimental contemporain, des tentatives qui dialoguent de manière particulièrement vive avec les recherches de Stéphane Dabrowski. La disparition progressive des outils hérités de l’industrie cinématographique oblige les cinéastes à chercher et trouver des alternatives pour continuer à développer une pratique de laboratoire. Les collectifs de cinéastes expérimentaux mènent des recherches qui les conduisent à développer une écologie du cinéma où la relation à la nature et la manière de la représenter devient centrale. Ainsi, un cinéaste comme Karel Doing s’efforce de produire des émulsions à base de matières végétales. Cette démarche s’accompagne d’une conscience aigüe des problèmes que peut poser la chimie argentique en termes d’environnement et d’écologie. Dans la mise en place d’un processus alternatif de production d’images argentiques, certaines plantes sont choisies pour leur réactivité et leur acidité. Apposées directement sur la pellicule, elles y impriment des formes. La révélation des images peut ainsi se faire sans recourir à des produits chimiques, même si ces derniers restent nécessaires pour tirer les copies positives du négatif ainsi obtenu. Ces questions liées aux possibilités naturelles de monstration sont elles aussi inscrites dans une histoire et une tradition. En 1963, Stan Brakhage, avec Mothlight, cherche une manière de donner à voir la vie d’une phalène, en mettant en place un procédé qui ne nécessite plus même de prise de vues : des ailes d’insectes et des végétaux séchés sont appliqués à même une pellicule transparente, puis refilmés images par image au moyen d’une truca. La brièveté du film fait écho à la courte durée de vie de l’animal. Dans The Mulch Spider’s Dream (2018) de Karel Doing, l’utilisation de filtres chromatiques induit des variations de l’image. Cette dernière connaît aussi des altérations de vitesse importantes. La proximité de ce film avec les recherches de Stéphane Dabrowski est patente. Elle s’entend pleinement, dans la bande son notamment, dont la texture n’est pas étrangère aux enregistrements de la sève d’un chêne qu’il a réalisés. Elle se noue aussi autour du végétalisme dans lequel le film s’enracine avant de glisser doucement vers quelque chose de plus organique.
Il convient pour finir de dire quelques mots des recherches de land art expérimentées par Stéphane Dabrowski dès le début de son parcours, dans la mesure où s’y rencontre déjà la question du fossile, qui sera redéployée à nouveaux frais par la série des anthotypes. C’est cette expérimentation du land art qui a posé les prémices de cette réflexion autour du temps et de la durée. Les œuvres de land art auxquelles Stéphane Dabrowski a participé ont été réalisées par le collectif « Le temps de pose ». Il s’agit d’installations réalisées dans des espaces naturels visités régulièrement et permettant d’appréhender des notions relatives à la géologie. Exposées aux intempéries et au passage des saisons, ces propositions in situ s’efforce d’intégrer un temps qui outrepasse celui que nous pouvons passer avec les œuvres. Par les interactions dans lesquelles elles sont prises avec le climat ou avec la faune, ces œuvres sont engagées dans un devenir qui exprime quelque chose de l’évolution de l’environnement lui-même. Ainsi, certaines interventions sur des pierres peuvent devenir sous-marines et se transformer au gré des tourbillons du torrent où elles ont fini par trouver place. D’autres assemblages sont faits directement dans l’eau, et leur élaboration intègre donc le paramètre de la force du mouvement de l’eau, mais cette force ne cesse de se modifier au gré des saisons et des années. Dans ce contexte, la photographie devient une manière de saisir l’instant décisif : il s’agit d’être là au moment où l’installation va basculer, devenir autre chose.
Ces premières démarches ont également été contemporaines de découvertes qui courent souterrainement à travers toute la pratique de Stéphane Dabrowski. L’artiste se souvient notamment avoir découvert une pierre sur laquelle une feuille avait laissé son empreinte. Sans doute l’origine des anthotypes s’articule-t-elle intimement à cette trouvaille. Cette dernière signale en retour que les travaux photographiques plus récents prolongent une recherche profonde sur le fossile, le vestige et la trace, ce qui demeure d’une présence vivante là où tout passe et se transforme incessamment. Que des images fugitives et fragiles puissent devenir une variation et comme le signe même de cette pérennité des formes donne une dimension et une ambition des plus puissantes à l’acte photographique. Pour qu’elle puisse devenir un processus de fossilisation, et donc ouvrir à une rencontre avec ce que la vie porte au-delà de ses propres manifestations, la photographie doit en effet se comprendre dans la dissociation et l’espacement entre la prise de vue et la révélation d’un motif dont la forme est toujours en devenir. La mise en perspective des recherches liées au land art et des travaux sur les anthotypes permet également de mettre en évidence les échanges incessants entre le minéral et le végétal au sein de la nature, dont les lignes, aussi brèves et fugitives soient-elle, ne peuvent se cueillir que sur l’écorce d’un temps passé, plus ancien, qui se partage avec elles. C’est le temps même que prennent les formes pour s’élaborer, s’animer et s’imprimer enfin dans une expérience humaine du monde.
Il convient, pour terminer, de souligner la portée politique, métaphysique, voire théologique d’un tel travail, mené en dehors des injonctions contemporaines souvent mortifères à la rapidité et à l’efficacité, qui s’expriment dans tous les ordres de l’activité humaine. En mettant la nature à la tâche au lieu de l’ausculter au moyen de son outil technique, Stéphane Dabrowski nous donne à entendre en quoi elle peut nourrir et servir, au-delà de la création artistique, une objection radicale à la posture technicienne dominante, leg d’une modernité dont les productions ne visent souvent qu’à assoir, sur le mode d’une auto-allégeance, une séparation toujours plus nette, une distanciation toujours plus infranchissable d’avec la nature. Stéphane Dabrowski nous propose à l’inverse, dans cette œuvre au long cours, orchestrée à contretemps, de pénétrer dans une autre temporalité, en nous laissant enseigner par la nature elle-même. Cette nature est comprise dans ses multiples échelles, et nous invite à occuper cette place fondamentalement humaine selon Pascal, qui nous fait nous tenir entre deux infinis, le grand et le petit. Stéphane Dabrowski confie son œuvre à l’échelle des saisons et des jours pour ouvrir son œuvre à l’action et aux réactions d’infimes cellules, où s’exprime toute une dramatique de l’âme, c’est-à-dire d’une matière engagée dans le mouvement de sa propre mise en forme.
(1) Stéphane Dabrowski exerce le métier de photographe à la Cinémathèque française, en charge de la numérisation des collections d’appareils et d’objets.
(2) On doit les deux procédés au même inventeur anglais, Sir John Herschel (1792-1871).
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Compte rendu de la séance du séminaire L'art et les formes de la nature du 6 octobre 2020 au Collège des Bernardins, animée par Sébastien Ronceray.