La nécessité de penser et d'investir autrement l'espace public est aujourd'hui brûlante. Nombre d'artistes et de chorégraphes, dont certain.e.s bien établi.e.s et diffusé.e.s de manière conséquente dans le domaine du spectacle vivant, après avoir manifesté un certain intérêt pour les musées et les lieux dédiés à l'art contemporain, s'en emparent.
Une logique de penser par le faire, un attachement à déhiérarchiser les savoirs et à privilégier les temps de recherche et l'inscription dans la durée des processus artistiques. Il nous a semblé important de revenir sur les activités de soutien à la création ménées par L'Atelline, à Montpellier et dans l'Hérault.
Rencontre avec Marie Antunes, sa directrice, autour des enjeux à la fois politiques, éthiques et citoyens de l'art dans l'espace public.
Smaranda Olcèse : Pouvez vous revenir sur les désirs, les constats et nécessités qui ont concouru à la fondation de L'Atelline ?
Marie Antunes : La genèse de L'Atelline est intimement liée à l'histoire des arts de la rue. La compagnie CIA jouissait d'un bel espace de travail qu'elle a souhaité mettre au profit d'autres structures, en lançant un programme d'accueil en résidence. Ces activités se sont très vite structurées et, en 2014/2015, l'association s'est émancipée de la compagnie. Avec le soutient de la DRAC et de la région, L'Atelline s'est imposée comme lieu pour accompagner des projets transdisciplinaires en création. L'accompagnement s'entend dans une dimension plurielle. Il peut intervenir à des moments différents, en fonction des besoins de chaque projet : accompagnement à l'écriture, notamment à travers le dispositif Agiter avant emploi, accompagnement technique, accompagnement concernant la mise en rue et l'espace public. Les projets que L'Atelline décide de soutenir sont marqués, au delà d'esthétiques et de réalités très différentes, par une porosité revendiquée avec des problématiques urbanistiques, architecturales, sociétales, ainsi que par une assise dramaturgique fortement affirmée. L'Atelline est très attentive également aux enjeux de la recherche artistique, dans la mesure où l'on peut difficilement demander à la création contemporaine de penser un renouvellement des formes, sans rendre ces temps de recherche possibles. Au sein de L'Atelline, nous sommes convaincus que tout projet qui travaille dans l'espace du commun, vient activer des choses essentielles, étant ainsi le vecteur d'une capacité à apporter du poétique, à surprendre, rencontrer, s'adresser à des citoyens avant de s'adresser à des spectateurs. Nous défendons donc cette capacité à faire déplacer les lignes, bouger le regard, documenter de manière sensible, tout en restant fermement ancré dans le champ de la création artistique.
Smaranda Olcèse : Pouvez vous circonscrire la conception de l'espace public défendue par L'Atelline ? Comment définiriez vous ses enjeux pour la création contemporaine ?
Marie Antunes : Le syntagme espace public rencontre plusieurs acceptions et recouvre des situations bien singulières. Je me méfie personnellement de la notion de territoire : il y a autant de territoires que d'espaces investis. Cette année, L'Atelline vient de s'installer à Juvignac, une commune de la métropole, limitrophe à Montpellier, ayant connu récemment une forte poussée démographique, et qui soulève donc toute une problématique liée à ce qui fait espace du commun - place, agora, centre - tout ce qui fait ancrage. Pour L'Atelline, l'espace public est, au travers des projets accompagnés, un terrain d'investigation. Ce terrain recouvre des réalités multiples - du littoral, des communes très rurales, une agglomération urbaine avec des quartiers historiques et des quartiers populaires, des espaces périurbains qui cherchent encore leur identité. Il y va d'une diversité qui permet des entrées plurielles. A ce jour, l'espace urbain est pensé majoritairement en termes de facilitation des flux, à partir des enjeux de mobilité. De ce fait, toute une partie de la population est exclue de l'espace commun : les personnes âgées, les enfants, les personnes qui ne travaillent pas.
L'Atelline a déjà accompagné L'Agence de géographie affective, dirigé par Olivier Vilanove, conteur de formation, sur le projet Ici et maintenant, qui investit des lieux avec une identité très forte, désormais en jachère, prêts à changer de peau, à muer vers une fonction qui n'est pas encore décidée. Le travail de l'Agence consiste dans une immersion préalable dans le territoire, des rencontres avec les habitants, voisins, anciens usagers, pour nourrir un spectacle in situ, accompagné par une création sonore diffusée au casque qui crée une véritable proximité avec les histoires du lieu. Cette saison, nous les accompagnons sur un nouveau projet, 50m, la légende provisoire, qui interroge la place des enfants dans l'espace public et leur capacité à poétiser, à créer des cachettes ou projeter un imaginaire sur certains bâtiments. D'un commun accord, nous avons décidé de positionner cette création sur le territoire de la commune d'Aspiran, pour nous inscrire dans la continuité d'un projet urbanistique que nous avons déjà accompagné dans ce village et que nous sommes actuellement en train de documenter à travers quatre cahiers, Conversation sous un préau.
Ainsi L'Atelline entre en dialogue et entretient des complicités actives avec des communes, des territoires, toujours dans une démarche de partenariat, de manière très précautionneuse, toujours au travers d'une entrée artistique qui permet de croiser les regards, d'ouvrir les perspectives.
Dans une toute autre esthétique, L'Atelline accueille également cette saison la Compagnie GK collective, créée par Gabriella Cserhati, avec le projet Révész, "le passeur" en Hongrois. Il s'agit d'un spectacle pour six barques, où un comédien ou une comédienne invite un spectateur ou une spectatrice à la fois pour une traversée. Cette création propose donc de quitter une réalité sociétale, environnementale connue, pour se laisser conduire vers une autre rive, dans l'inconnu. Il y va d'une véritable immersion et d'une expérience unique. L'Atelline accompagne ce projet ambitieux dans les questionnements soulevés par la fiche technique très exigeante, ainsi que dans la réflexion sur le modèle de diffusion. Nous avons imaginé une première programmation au lac de Salagou, au mois d'avril. Nous considérons essentiel de soutenir de tels projets, à toute petite jauge, mais avec une forte charge poétique et politique.
Pour revenir aux enjeux de l'art dans l'espace public, à L'Atelline, nous considérons qu'ils sont à la fois politiques, éthiques et citoyens. Il y va d'un espace de rencontre, d'ouverture au monde, de dialogue, des revendications, de partage, de frottements. C'est précisément ce qui fait communauté, société. Il y va également d'une inscription physique : nous y sommes présents, nous l'arpentons au quotidien, nous nous y rencontrons d'une manière qui nous rappelle finalement notre propre humanité, notre corporéité. Cependant nous prenons nos distances avec toute démarche esthétisante. L'enjeu est politique : l'art contribue à nourrir et entretenir un rapport à sa vie et à son environnement plus riche, plus complexe, plus plénier. L'art dans l'espace public vient donc rencontrer le citoyen, l'usager, l'habitant, avant de s'adresser au spectateur. Cela procède d'une forme de braquage ! La proposition est toujours lancée sous forme d'invitation, à suivre ou pas, mais elle vient heurter le quotidien. Cette invite des arts dans l'espace public permet de faire l'impasse sur toute la démarche spectatoriale. Ces espaces-temps précieux, suspendus, font bouger les lignes - peut être à la marge, peut être pour une dizaine de personnes, peut être sur un temps qui aura besoin de murir.
L'Atelline mène une réflexion active sur les manières de garder une mémoire de ces actions, d'imaginer et d'articuler une forme de pérennité, s'inscrivant, à notre égard, dans une démarche de documentation sensible des territoires. Nous accordons une attention toute particulière aux projets qui prennent en compte cette dimension ou font preuve d'une approche curatoriale de l'édition, qui envisagent de travailler un autre rapport au temps et à la durée. Il s'agit de réfléchir à des manières dont des gestes peuvent s'ancrer, prendre vie, se métamorphoser, dans un temps un peu long. Cette politique éditoriale, nourrie par le désir de produire un objet à garder, à transmettre, à lire, à manipuler est réinventée à chaque fois en fonction des besoins des projets.
A cet égard, j'aimerais évoquer le projet du jeune chorégraphe Pierre Benjamin Nantel, issu de la formation exerce et de la plasticienne Marylise Navarro, Danses invisibles, mené pendant plusieurs mois, dans le quartier La Croix d'Argent à Montpellier. Les deux artistes ont conçu et réalisé une carte utopique du quartier. Outre les rencontres, les temps de recherche et les performances dansées, ils sont allés à l'imprimerie, ils se sont frotté à l'objet, à l'encre et cela a fait également expérience. L'Atelline a distribué cette carte utopique dans le réseau de structures pérennes du quartier, c'est un objet qui commence à circuler sur le territoire et cela me plait énormément de le savoir dans la cuisine des voisins ou dans la chambre d'un gamin. Cet objet a trouvé un chez soi.
Smaranda Olcèse : Comment définiriez vous la relation que les artistes accompagnés par L'Atelline entretiennent avec les citoyens, habitants, usagers ou spectateurs ?
Marie Antunes : Chaque projet instaure une relation bien spécifique, toujours réinventée, jamais la même, avec les personnes auxquelles il s'adresse. Le point commun de toutes ces démarches artistiques serait qu'elles explorent d'autres manières d'engager et de prendre soin de la relation, s'éloignant de manière affirmée d'une simple transposition des codes de la salle de spectacle dans la rue.
Les deux metteuses en scène de la compagnie La Hurlante, Caroline Cano et Marina Prado, que L'Atelline a accompagné sur plusieurs créations, Regards en biais et, cette saison, Fougues, ne font aucune distinction entre les projets de création et les projets d'action culturelle. Les rencontres réalisées lors des ateliers, les expériences traversées deviennent du matériau artistique qui nourrit l'écriture et la dramaturgie.
D'autres projets, tel Follow Me, de la compagnie Queen Mother, viennent titiller l'envie d'écrire en proposant une relation d'échange épistolaire quelque jours avant la date du rendez-vous pour le spectacle. Maud Jégard tente également d'instaurer un rapport infra-sensible, indiciel à la ville, tout en jouant avec l'état des perceptions. Percevoir c'est choisir.
Smaranda Olcèse : De quelle manière les activités de L'Atelline s'inscrivent-elles dans les différentes échelles du territoire?
Marie Antunes : Bien évidement, une relation de bon voisinage au niveau de la commune qui nous accueille, est essentielle. Par ailleurs, nous travaillons à développer les activités de L'Atelline à l'échelle régionale, sans nous interdire un projet avec un parc naturel régional ou des collaborations avec des agences d'urbanistes. Nous avons ainsi participé à un appel à projet d'aménagement du territoire, un grand plan paysage qui regroupait trois communautés de communes dans l'Hérault, en imaginant les rendez-vous de paysages imposés dans le cahier de charges, comme des objets artistiques à part entière, pour déplacer la concertation, la médiation ou la pédagogie à l'endroit de l'expérience. Notre pari était de faire entrer l'imaginaire, le sensible, le poétique, le besoin de rituel dans les problématiques sociétales et environnementales.
Smaranda Olcèse : Vous semblez œuvrer, au sein de L'Atelline dans une logique de penser par le faire, en déhiérarchisant les savoirs et en privilégiant, dans votre approche de l'espace public, une multiplicité d'entrées.
Marie Antunes : Nous ne sommes pas des urbanistes, ni des pédagogues ou des architectes, mais l'ouverture à ces champs nous semble absolument essentielle. Nous revendiquons un fort ancrage artistique et nous accompagnons la création dans son acception politique.
Nous avons tous besoin d'utopies, de rêver un peu plus grand pour nous donner des horizons. L'Atelline participe à la mise en place de ce type d'écosystème autour des projets à même de permettre de croiser les regards, de faire tomber les postures et de retrouver le plaisir à faire, à participer au sens physique et factuel.
Smaranda Olcèse : Vous privilégiez les temps de recherche, ainsi que l'inscription dans la durée des processus de création, fait assez rare dans le monde du spectacle vivant et des arts de la rue, pour être souligné.
Marie Antunes : C'est à cet endroit que la dimension partenariale prend tout son sens. Il s'agit pour L'Atelline d'accepter que nous ne pouvons piloter l'ensemble du projet et qu'il est préférable de choisir les moments où nous devenons proactifs, laisser d'autres structures s'emparer de certains aspects, ouvrir à d'autres champs d'interventions. Tout projet est aussi une question de rencontres, d'affinités électives. La rencontre avec Pierre Benjamin Nantel s'est faite dans le cadre d'exerce en région, le partenariat avec ICI CCN et Occitanie en scène.
Nous défendons cette idée de temps de recherche sans enjeux de production ou de diffusion et le droit fondamental de toute démarche artistique à tâtonner, à se tromper, à raturer, revenir, réécrire. A L'Atelline, nous cultivons une attention forte sur les temps d'écriture, sur les modalités de relation avec les publics. Le renouvellement de formes surgit toujours des problématiques de fond - des évolutions ou bouleversements des rapports de chacun au temps, à l'environnement, à l'art. Nous y participons tout humblement, mais c'est important de le faire.
Dans ce sens, L'Atelline a imaginé, il y a déjà douze ans, Agiter avant emploi, un dispositif inédit d'accompagnement à l'écriture. Il s'agit d'un protocole très écrit et d'un cadre particulier : agiter, brasser, remuer, toujours avec respect et soin - un véritable exercice à traverser pour les participants agités : aucune réponse n'est apporté, le but visé étant de questionner et de muscler la réflexion autour de chaque projet. Nous invitons chaque année dans ce cadre trois compagnies de spectacle de rue dont les projets sont encore en l'état de gestation pour les brasser à l'endroit de l'écriture. Nous accueillons des binômes, metteur /metteuse en scène, scénographe, créateur/créatrice sonore, si enjeu d'écriture il y a à cet endroit. La semaine d'échanges se déroule dans les espaces de La Chartreuse de Villeneuve lez Avignon, Centre national d'écritures du spectacle. Les projets sont cueillis au moment où tous les choix restent encore possibles, où le cheminement n'est pas encore achevé et nous savons pleinement à quel point cela peut être fragilisant de partager un projet. C'est toujours bienveillant et les agitateurs, parmi lesquels figurent les fondateurs de L'Atelline, membres de la compagnie CIA, ont tous un regard et un champ d'expertise bien spécifique : un.e dramaturge, un metteur en scène, un.e architecte, un.e interprète, un.e sociologue, un.e chorégraphe. Nous rassemblons chaque fois une équipe à même de parler depuis plusieurs points de vue. Cette année, Agiter avant emploi accueille Blöffic théâtre, la compagnie Délit de façade et la compagnie Les Toiles cirées, avec son projet, La Fédération de la fugue temporaire.
Montpellier, mars 2019
crédits photos : L'Atelline, GK Collective, Pierre Benjamin Nantel, cie Les Toiles cirées