Fabien Almakiewicz, Yaïr Barelli, Massimo Fusco, Miguel Garcia Llorens, Pep Garrigues, Kerem Gelebek, Filipe Lourenço, Roberto Martinez. Ils mènent la ronde explosive de Christian Rizzo : les gestes sont simples, vont à l’essentiel, l’approche est patiente, inclusive, généreuse, l’énergie qui s’en dégage, énorme !
Une plante verte, un livre, un fauteuil tressé, le décor tend à l’épure, le minimum pour un chez soi. Le chorégraphe posait déjà les termes d’une équation fluctuante entre ici et ailleurs dans le solo écrit en 2012 pour Kerem Gelebek. Le plateau du Théâtre de la Ville dit cette nécessaire ouverture, l’attente également, le temps laissé en suspens. La respiration conjointe des deux batteries, en fond de scène, active cette latence. Les vibrations de leurs multiples membranes font monter des échos lointains, cette histoire vraie dont il est question dans le titre de la pièce, peut être. Une vague s’amplifie déjà impérative, chaque danseur – ils sont entrés un à un en silence – saisit parfois un courant souterrain qui l’emporte dans cette danse où la force côtoie l’alanguissement, comme dans le cas des grands prédateurs félins, prêts à bondir. Des embryons d’unisson éclosent ça et là, avant de se défaire aussitôt.
Des bras s’entrecroisent sur les épaules et ce premier franc contact entraine une stase. La surprise, le vertige même deviennent palpables : se connaître, se prendre par la main, saisir le rythme de l’autre. Les bases sont posées, la chorégraphie va s’employer à construire patiemment les conditions de possibilité de ce qui était advenu subrepticement, presque par surprise. Les deux grosses caisses s’emboitent le pas dans une cadence qui laisse sourdre ondoiements, lenteur et sensualité. Des pieds nus martèlent obstinément le sol. Le rythme descend vers les basses, appuyé, aux résonances opaques dans les profondeurs des chairs. Il devient terrien, prend aux tripes. Des bras se croisent et se décroisent, les corps s’attirent, se frôlent et échappent à l’étreinte, le groupe est vivant, instable, ne se fige pas dans des structures rigides. Des géométries organiques, résolument variables, le redéfinissent sans cesse . En dépit de la force incontestable qu’elle engrange, la danse est fluide, colle au plus près aux flux de désir qui labourent ce paysage mouvant. D’insoupçonnables glissements de rythmes, des ombres et des nuances d’une extrême finesse émaillent le jeu des deux batteries. Bientôt la cage du plateau deviendra l’énorme caisse de résonance d’un duo hypnotique : chacun dans son registre, éclats fracassants et bourdonnements graves, Didier Ambact et King Q4 bâtissent des fantasmatiques architectures sonores, aux martellements complexes, qui nous font perdre pied et nous entrainent loin, suspendus aux seules pulsations vitales. Les nappes de lumières de Caty Olive étoffent le trouble et la fascination de ce labyrinthe sonore qui nous attire inexorablement.
Kerem Gelebek capte ces énergies ensorcelantes. Il danse comme une multitude. Son solo est inclusif, débordant, habité. Une invitation ouverte, semence et souche d’une communauté qui se construit lentement, en imaginant son propre rituel. On se cherche avec attention et soin, on s’apprivoise, on mesure ses forces, on se soutient, on expérimente, on s’abandonne avec volupté aux fluctuations d’intensité d’une expérience originaire de l’être ensemble. La danse tisse des mouvements extrêmement simples, voués au partage : taper des pieds, lever les bras en l’air, joindre les mains, tourner. Christian Rizzo travaille à la racine des gestes, il manipule cette matière discrète, entêtée et volatile qui échappe aux canons culturels, bâtarde, intemporelle, hautement contagieuse, explosive. Un deuxième solo exubérant, superbe ritournelle déterritorialisée, fait éclater au grand jour sa puissance fédératrice.
Faire corps devient enfin possible : duo, trio, puis davantage – mouvement irrésistible gorgé de béatitude. Le chorégraphe a l’intuition des constellations ouvertes, mouvantes, qui laissent résonner les polyphonies du vécu et accueillent les germes de fictions possibles. Sa ronde ne se fige jamais dans la tautologie d’une figure folklorique, elle change d’amplitude, se mue en spirale, au souffle irrésistible, qui creuse, qui s’élève, et vient saisir les corps des spectateurs présents dans la salle.
D’après une histoire vraie au Théâtre de la Ville, les 9 – 11 avril 2014.